Le vocabulaire du sud de la Patagonie a tout pour enthousiasmer l’étranger inaccoutumé aux lieux à la géographie extrême. On voit un peu partout à Punta Arenas des noms de routes, d’îles, de villages, de régions, de rives, de détroits et de parcs nationaux aux références historiques et naturelles si fortes qu’elles cristallisent le rêve qu’on caresse en se rendant ici, celui de se trouver au bout de l’Amérique, à un jet de pierre de l’Antarctique. Austral, Estrecho de Magallanes, Tierra del Fuego, Provincia Última Esperanza, Ruta del Fin del Mundo, Puerto del Hambre… tous ces noms exagérément imagés fascinent les voyageurs tout en les rendant un brin incrédules, comme s’il était impossible d’être à ce point au bout du monde. Heureusement, la ville, le vent et les paysages nous prouvent obstinément que nous y sommes : le matin, je me réveillais émerveillé en me disant que tout ça n’était pas un rêve.
Je me faisais à peine à l’idée d’avoir véritablement les pieds à Punta Arenas, dernière « grande » ville de la Patagonie et capitale de la région, que déjà j’allais plus loin en empruntant le Détroit de Magellan en compagnie de passagers hétéroclites, certains fatigués qui regardaient le vide avec le plus grand calme du monde, d’autres – touristes comme moi – échouant lamentablement à contenir leur excitation de flotter sur les eaux qui joignent dans l’extrême sud du continent le Pacifique à l’Atlantique. Les déplacements en traversier sont monnaie courante dans la région : les touristes, en ce début de saison haute, sont parfois aussi nombreux à bord que les habitants de la région qui se dirigent vers le travail ou qui retournent à la maison ; leur visage accoutumé à l’horizon insulaire n’est qu’un aspect de ce drôle de groupe que nous formions, placés là, en plein milieu d’un mince fil d’océan, entre Punta Arenas et la Terre de Feu.
Je suis venu ici spécifiquement pour confronter mon regard émerveillé, contemplatif, méditatif, aux visages habitués à ces beautés patagoniennes – malgré l’air plus ou moins ennuyé, dans leurs yeux se lisait encore la fierté, du moins une vive appartenance à ces lieux presque sauvages. Je suis venu ici pour pousser à ses limites ma tolérance aux vagues, question de savoir si je souffre du mal de mer. Je suis venu mesurer la différence entre la mer du Sud et celle du centre du pays, voir si les vagues sont aussi violentes, si elles crient aussi malgré leur élégance qu’elles peuvent nous tuer. Je suis venu confronter les extrêmes, voir si le ciel austral a quelque chose à envier aux étoiles abondamment visibles du nord, si les volcans du nord ont quelque chose à envier aux rochers enneigés du sud.
Chaque Chilien a sa préférence. Certains aiment la désolation colorée et pleine de vie salée de la région désertique du pays ; d’autres préfèrent les vents polaires, les pluies et la végétation excessive du sud. Je ne suis pas venu au Chili pour, à mon tour, choisir mes paysages favoris : j’aime encore autant la mer et le désert, car je ne les connaissais pas. Je ne connais que la neige jusqu’aux genoux et les flocons de Noël, je connais ce qui, de notre hiver nordique, fascine les Chiliens. Je suis, je serai toujours hormis mes voyages, étranger à la mer, étranger au désert, étranger aux canyons et aux glaciers. Étranger aux flamands roses et aux manchots, aux condors et aux pigeons des Andes. Étranger aux vicuñas et aux guanacos. Et c’est pourquoi je les aime sans nette hiérarchie, avec cette part de déni inavoué comme une mère prétend aimer ses enfants ou un professeur prétend (ne pas) aimer ses élèves également. Je ne parcours pas le Chili du nord au sud pour, au retour, affirmer comme le font les Chiliens mes préférences. Je suis venu ici pour me projeter à l’horizon, tout simplement, qu’il soit sec ou humide, chaud ou froid, jaune ou bleu.
Les couleurs de la Patagonie sont trompeuses. À travers la vitre d’une voiture, d’un traversier ou d’un autobus, l’apparente quiétude du paysage vert, bleu et rose est renforcée par une végétation basse et par l’immobilité parfaite des cyprès. Entouré de touristes néophytes, seul le conducteur connaît l’aridité de ces paysages magnifiques, seul lui connaît la violence du vent qui transporte les deux grandes menaces du sud du pays : le froid transperçant la peau, les vagues indomptables. Ici, les plages et les montagnes ne servent qu’à être vues. La nature de la Patagonie, par sa beauté et sa violence, appelle à la contemplation ou encore aux défis auxquels s’adonnent surfers, randonneurs, campeurs et autres amateurs de sports plus ou moins extrêmes. Je ne fais pas partie de ce type de voyageurs, pourtant je me suis senti tout aussi soumis à la force de la nature lorsque, dangereusement placé au bord d’un précipice offrant une vue spectaculaire sur les Torres del Paine ou tenu en équilibre devant le glacier Grey, je jouais mi amusé mi apeuré avec des bourrasques si puissantes que l’éventualité de voir mon corps se fracasser contre les rochers ou s’engloutir dans les vagues était tout à fait probable. Si à Atacama je me voyais bien mourir de déshydratation, en Patagonie souvent j’ai cru que le paysage pouvait m’avaler.
Ces deux impression procuraient paradoxalement un plaisir parent de la jouissance. C’est peut-être ce qu’on appelle facilement des « sensations fortes » ; dans ce cas, je dois l’avouer, c’est bien pour ces sensation que j’ai décidé de voyager au Chili, puisqu’elles ne sont possibles qu’en me confrontant à trois violences dont on ne sort pas indemne – violence des origines, violences historiques, violences naturelles. Je viens d’un pays fait de grands extrêmes qu’on ne tente pas de modérer : on vit avec, parfois on les célère, tout au moins on s’efforce de sauvegarder autant la mémoire des chocs passés que l’autonomie toute-puissante de la nature.
La très sympathique propriétaire de l’auberge où je logeais à Punta Arenas avait du mal à définir la fierté qu’ont les Chiliens à l’égard de leur pays tant elle repose pour la majorité d’entre eux sur sa fureur, sur ses extrêmes, sur les risques qu’on court à trop l’aimer. Le patriotisme chilien, je le comprends alors dans ce drôle de sens assez large pour m’y joindre. Grâce à Marisol, et aux autres avec qui j’ai eu le plaisir d’échanger au sujet du Chili, j’arrive à une conclusion à laquelle je ne m’attendais pas. La violence de ce pays est à la fois ce qui me faisait peur et ce qui aujourd’hui me rend fier d’en être originaire. J’écris cette phrase avec émotion, car elle-même m’est d’une terrifiante mais jouissive violence.
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