Il n’est pas aisé de voyager pour écrire, ou plutôt d’écrire en voyageant, parce que tout autour de soi est une diversion supplémentaire. Il faut dire que je ne connaissais pas Santiago : j’y avais mis les pieds pendant deux jours il y a plus de dix ans. Autant dire que cette ville m’est inconnue et que, malgré mes origines chiliennes, j’y suis un touriste. Tous les jours apportent donc ses projets de visites, nombreux dans cette grande ville, qui contribuent nécessairement à la procrastination de l’écrivain. Il m’arrive de bouder les heures d’introspection et d’immobilité de l’écriture. De plus, bien qu’elle nous mène parfois à des endroits inespérés, l’écriture nous retient aussi chez soi, dans la routine bien personnelle. Au final, la distance à parcourir entre l’exotisme tant aimé du touriste et la rassurante routine de l’écrivain est beaucoup trop grande pour écrire efficacement, surtout lorsqu’on travaille à l’étranger sur un projet précis, amorcé il y a des mois dans le confort de chez soi. C’est pourquoi il m’est toujours plus aisé d’écrire pour l’ÉCRAN FENÊTRE que pour le roman sur lequel je travaille (et la raison principale de ce voyage) : écrire mes observations de voyageur sauvegarde, peut-être un peu de façon complaisante, cette position alerte et ouverte de celui qui se meut en pays inconnu.
C’est pourquoi je tâche d’alterner le type d’activités que je fais en voyage. J’évite de répéter les activités hautement touristiques dans la même journée et je me force de visiter des endroits qui sauront trouver leur place dans mon projet d’écriture. On peut les appeler « des lieux inspirants », mais j’avoue que je n’ai jamais su ce que ça voulait dire. Je préfère parler de lieux confrontants, de lieux qui bousculent ma posture, de lieux qui déplacent mon regard. Et c’est ainsi, égoïstement, que je visite certains endroits, question de les faire communiquer le plus possible avec ce que j’écris. De retour dans mon logement, j’accepte (difficilement) de m’enfermer là quelques heures pour écrire.
C’est avec ce projet que je suis allé visiter le Cementerio general, le plus grand cimentière de Santiago. Il s’agit de l’endroit parfait : d’un côté, on visite les tombes des grands noms de ce pays, à commencer par nul autre que Salvador Allende, et un monument majestueux rendant hommage aux disparus et exécutés pendant la dictature ; de l’autre, on déambule dans un labyrinthe infini qui donne à voir des monuments éclectiques, vieux et neufs, entretenus ou laissés à l’abandon. On y croise des familles en deuil, des employés, des touristes et des flâneurs. On s’y perd (le plan qu’on reçoit à l’entrée ne sert à rien tant il est bourré d’erreurs et de faux chemins) et c’est tant mieux. Dans cette errance, il est difficile d’éviter le désordre des pensées qui imite obligatoirement le chaos des lieux.
Je croyais m’y rendre pour lire les épitaphes, mais elles sont si nombreuses qu’elles passent devant les yeux comme une vérité insaisissable. Il en va de même pour les gigantesques et interminables murs d’inscriptions qui forment de véritables quartiers de défunts enfermés dans de toutes petites boîtes carrées bien entassées les unes contre les autres et qui imitent la cartographie de la ville, quadrillée et cartésienne comme Montréal. On ne peut s’empêcher de penser qu’on se retrouve en plein quartier pauvre, parce que plus loin, bien séparées de ce qui prend les couleurs d’immeubles de HLM, voire de bidonvilles, se trouvent de luxuriantes mausolées de tous les styles, de toutes les époques. On passe du mauresque au gréco-romain, du contemporain au néoclassique, de l’improvisé au détruit. Il y en a pour tous les goûts, des petites, des colossales, des sous-terraines, des perchées dans les arbres, des ennuyeuses, des démesurées. Parsemées par-ci par-là au carrefour des sentiers, on tombe parfois sur des crucifix qui surplombent le « quartier » abondamment ornementés de fleurs, de lettres, de bibelots, de bougies et de prières plutôt sombres gravées dans le marbre : malgré les constructions hybrides des mausolées, nous nous rappelons que nous sommes bel et bien en Amérique du Sud.
Dans mon errance, j’ai fini par tomber sur un grand immeuble décrépi qui contient les restes de familles anciennes. Là-dedans, même les fleurs semblaient d’un autre monde. Les mouches tournoyaient autour des inscriptions à moitié effacées et des figures religieuses blessées, amputées. J’ai pensé aux photos de Détroit d’Yves Marchand et Romain Meffre ; j’ai pensé que Santiago était une grande ville comme les autres, avec ses exubérances et ses ruines. Sans tristesse, j’ai photographié le passage du temps sur cet endroit fascinant, marquant par le fait même mon propre passage : en anglais, on dit aussi, pour mourir, to pass away.
À celles et ceux qui me demandent, incrédules, comment on fait pour écrire lorsqu’on voyage, je réponds ceci : de retour à mon logement, j’étais confronté à l’éparpillement des pensées après avoir visité le cimetière. Cet état est vertigineux mais parfait pour la création. À partir de ce désordre, il ne reste plus qu’à mettre en ordre les pièces de la pensée pour en faire des textes. C’est aussi ainsi que « ça se passe » lorsqu’on revient de voyage avec des pensées, des mots et des images plein la tête, et aussi avec ce sentiment, triste et nécessaire, d’avoir laissé un peu de soi mourir là-bas.
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