Quand je regarde à travers la fenêtre de mon appartement à Santiago, je pense à un statut Facebook qu’un ami a publié, accompagné d’une photo de l’horizon, alors qu’il visitait l’Islande : always this view. Il parlait de la vue omniprésente au fond de Reykjavik, faite de ciel, de montagnes et de volcans. J’ai la chance de loger au 24e étage d’un gigantesque édifice en plein centre-ville, placé là au beau milieu d’une vingtaine d’autres édifices identiques, tout aussi fournis, tout aussi laids. Entre chacun d’eux se dressent monts et montagnes. Il arrive que la lumière du soleil ne perce pas le smog qui voile la cordillère des Andes, alors je ne vois que les immeubles et les centaines d’appartements qui forcent les habitants à se donner en spectacle. Le crépuscule, quant à lui, découvre lentement, de la base à la pointe, le fond montagneux, toujours un peu flou, toujours impressionnant. Cette toile de fond se tient là, arrogante et belle, aussi difficile à décrire qu’à apercevoir tant elle est bouchée par les immeubles et la pollution : je dirais qu’elle est porfiada, mais j’ai du mal à traduire ce mot (il faudrait mélanger « persistante », « opiniâtre » et « entêtée »). C’est un mot négatif, mais qui se prend à la légère, comme les monts et la cordillère qui encerclent la ville et y emprisonnent les odeurs, les vermines et les vapeurs, mais qui y dessinent en même temps son identité. Une chose et son contraire dans la même image, dans le même mot. Les Chiliens connaissent bien l’ironie.
Dans les musées, on embellit les salles d’exposition et les halls, mais on oublie de soigner les marches qui nous y mènent. Dans les parcs, on prend soin de bien couper le gazon, mais on oublie de vider les poubelles. Les jeunes tiennent solidement leur sac-à-dos pour éviter le vol mais se promènent avec leurs téléphones portables légèrement dans la main pour prendre des photos d’eux-mêmes et pour texter. En plein milieu du croisement de deux énormes carrefours est posé un mont luxuriant. On blanchit les façades et on laisse les murs latéraux à l’abandon. On fustige à propos des graffitis mais personne ne les retire. On fait des farces méchantes pour affirmer de l’affection. On dit avec un ton chantant que ça va bien pour dire que ça va mal.
Je me sers d’une contradiction similaire pour parler du Chili : j’énumère de grandes vérités, de petits clichés, chose que je tente d’éviter dans ce blogue, alors que je ne suis au pays que depuis trois jours. Seulement, c’est ici que je suis né, c’est ainsi que j’ai été élevé. J’ai du mal à parler de Santiago autrement, même si je ne connais pas cette ville, simplement parce que ce pays, avant que de révéler ses aspects exotiques, met d’abord en évidence ce que je connais déjà. Je vois le temps passer à l’inverse de mes voyages habituels : c’est du familier vers l’étranger que je me dirige, puisque, je le crois bien, mon familier à moi est peut-être bien l’exotique des autres touristes.
Mon familier à moi, c’est l’accent que j’exagère et que j’ai intégré en quelques heures. C’est aussi le fait de savoir comment commander un café au lait (si on dit café on leche comme en Espagne, on sera déçu), du pain grillé avec une purée d’avocats, des empandas à la viande et un hot-dog « italien » (qui n’a absolument rien d’italien, à l’exception des couleurs du drapeau). C’est dans mes réflexes de client : on ne paie presque jamais à celui qui nous sert dans les restaurants, dans les boulangeries, dans les petits marchés, et on donne un pourboire à celui qui emballe notre épicerie. C’est dans cette façon exagérément familière qu’on a de parler aux étrangers.
Je sais que les Chiliens sont particulièrement accueillants et sympathiques, mais je sais aussi qu’ils peuvent être durs et voleurs, notamment envers ceux qui ont l’air étrangers, riches, nord-américains ou européens. Je ne crois pas être perçu comme un nord-américain, encore moins comme un européen. Peut-être un peu étranger, mais surtout riche (il faut l’admettre, les vêtements qu’on achète là-bas sont ceux des bien nantis d’ici). Je calme donc mes instincts photographiques et je laisse la plupart du temps mon appareil dans mon sac-à-dos, souffrant de ne pas pouvoir photographier ces montagnes paradoxales entre deux édifices aussi sales que luxueux. Je me suis d’ailleurs surpris à avoir peur pour deux touristes allemands qui marchaient avec leur caméra accrochée à l’épaule et leur guide touristique dans les mains, anecdote fort insignifiante, mais qui met le doigt en plein sur ma contradiction chilienne : la crainte de me faire voler – celle de tous les touristes – est doublée de mon savoir – dans ce quartier, on ne montre pas ses richesses. Il en va de même lorsque, dans un café, la serveuse répondait à mes demandes avec une affection exagérée et toute chilienne à coups de querido et de mi hijito. Ces surnoms hautement maternels ne me surprennent pas, mais ils m’émeuvent à chaque fois que je les entend comme on s’émeut devant la révélation de ce qui est enfoui en soi comme une évidence.
Je ne me leurre donc pas : je demeure un étranger qui, au mieux, peut se ranger du côté des exilés, catégorie bien présente dans (et hors de) ce pays. On ne s’étonne pas d’apprendre que je suis né ici, pas plus qu’on me méprise à cause de mon espagnol parfois approximatif et de mon drôle d’accent. Ironiquement, je suis peut-être mon seul ennemi dans cette histoire : ce qui me rend à l’aise au Chili réside dans ce qui paraît exotique aux yeux des touristes, alors que c’est dans la peur et l’inquiétude que je partage avec eux le statut d’étranger.
Bref, c’est en natif du pays que je sens que j’écrirai dans ce blogue les beautés et les anecdotes mignonnes. C’est néanmoins en étranger que j’aborderai les sujets plus sérieux, les thèmes de la peur et de la confrontation. C’est en touriste que je serai sans doute avare d’images et donc généreux de mots. Les images des montagnes au fond de Santiago seront rares, mais je tenterai de trouver tous les mots pour les décrire.
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