« Photographier cela, c’est fatalement produire des images aux perspectives atterrantes. »
– Georges Didi-Huberman
J’ai jusqu’à maintenant peu abordé les lieux historiques et les monuments rendant hommage aux victimes de la dictature militaire chilienne. Ces lieux sont néanmoins omniprésents dans la région métropolitaine qui a abrité le plus grand nombre d’endroits de torture au pays. Il est inévitable de les visiter et je ne voudrais absolument pas traiter de cette partie du voyage à la sauvette comme le font malheureusement plusieurs guides touristiques, notamment mon Lonely Planet, qui passent beaucoup trop rapidement sur cette partie sombre de l’histoire, pourtant abondamment visible sur les murs et les pavés de la ville, privilégiant les parcs nationaux et les beautés naturelles tout aussi indispensables pour comprendre l’identité chilienne. Seulement, il est difficile d’aborder ce thème tant les atrocités sont indicibles. Je suis arrivé au Chili principalement pour me confronter à cette histoire, la voir de près et la connaître à même ses lieux, conscient que les mots me manqueraient pour en parler. C’est un cliché de dire qu’on reste sans mots devant les témoignages d’horreurs subies, mais c’est tout à fait le cas pour un écrivain qui connaît trop bien le paradoxe du langage devant de telles atrocités : dire est primordial, mais jamais la langue n’atteindra la tristesse terrifiante de ce qui s’est vraiment passé.
Pour trouver les mots, je m’arme de ceux des autres. Je lis ce que les Chiliens écrivent à ce sujet, j’ai visionné des films qui l’abordent. Je suis allé lire des textes qui traitent des camps de la mort et de la Shoah. Il est difficile d’amorcer seul le discours quand on visite des lieux qui, au final, ne sont que du vide plein d’histoire. On se tourne vers les autres : mais dites quelque chose, dites ce que je ne sais dire.
Je vais alors au plus simple en citant un auteur complexe : « on ne dit pas la vérité avec des mots (chaque mot peut mentir, chaque mot peut signifier tout et son contraire), mais avec des phrases. Ma photographie […] n’est qu’un pauvre mot. Il demande donc à être situé dans une phrase. » À l’instar de Didi-Huberman, qui parle ici de sa visite à Auschwitz-Birkenau, j’aborde enfin les lieux de mémoire en affirmant avec prudence que je ne suis pas de ceux qui connaissent des disparus ou des exécutés, je ne visite pas ces endroits à la mémoire de personnes précises comme le font tant de Chiliens. Au mieux, je le fais à la mémoire de ma famille, des morts et disparus que mes parents ont connus. Je le fais en sachant que dans ces visites se mêlent toutes mes identités comme des déguisements encombrants : voyageur, touriste, amoureux de l’Histoire, exilé d’origine chilienne. Les phrases que j’écris après des heures et des jours de silence ne forment que des impressions, de simples observations. Jamais je ne raconterai cette histoire avec un souci de vérité comme le font les témoins, les victimes, les familles de victimes. C’est peut-être, de loin, mon histoire, mais ce n’est pas mon histoire. Je l’intègre tranquillement avec la distance du voyageur, celle qu’offre nécessairement la photographie, mes images inséparables de mes textes, pour formuler au mieux une vérité personnelle, celle de ma propre et petite expérience à même ce qui me dépasse.
Après une semaine de confrontations à ce type d’endroits, je remarque que tous les noms, toutes les anecdotes, tous les visages sont placés selon le modèle de la dispersion, que ce soit sous la forme de plaques éparpillées parmi les pavés de la calle Londres, de photographies qui pendent pêlemêle du plafond du Museo de la memoria y de los derechos humanos, de noms gravés dans le marbre sous la forme de liste du mur des disparus au Cementerio general, d’inscriptions au crayon plomb et de post-it disposés plus ou moins aléatoirement sur les murs du Museo de la solidaridad Salvador Allende. Même la majorité des œuvres visuelles qui traitent de la mémoire et de la dictature imitent la même esthétique. Peut-être suis-je particulièrement attentif à ce type d’œuvres, moi-même fanatique de la dispersion quand vient le temps de créer.
Je ne me suis jamais considéré comme une victime de la dictature militaire, je ne suis pas un disparu, encore moins un exécuté, mais qui sait ce qui serait advenu de mes parents si nous n’avions fui le pays ? Que serait advenu de moi ? Rien de plus qu’au Québec, sans doute : impossible d’imaginer les atrocités dont nous aurions été victimes, des deuils, de la pauvreté, de la violence. Impossible aussi d’imaginer ce que je serais devenu, le langage et les couleurs de ma personnalité. Autant dire que je suis, devant ces lieux et ces monuments, mis à l’épreuve : ce sont d’abord l’exclusion et la conscience de mes privilèges qui s’imposent à moi. Cette histoire, je ne la connais qu’en théorie, qu’en récits rapportés ; mes visites s’ajoutent bêtement aux histoires que mes parents m’ont racontées, aux films vus, aux livres lus, au photos contemplées, aux anecdotes relatées par ma famille chilienne (ils n’ont, étonnement, aucune gêne à en parler, mais encore est-ce peut-être parce qu’ils savent que je suis né ici et que mes questions visent à mieux connaître mes propres origines ; les Chiliens respectent la recherche et la curiosité). L’ignorance que je n’arriverai jamais à franchir me garde bien d’être habité de l’horreur et conserve ma distance théorique que d’autres, ici, voient comme un privilège.
Mais à force de visiter ces musées, ces monuments, ces endroits vides, ces œuvres d’art, à force d’être constamment debout ou assis devant cette multitude de noms placés ça et là et devant ces sombres portraits, quelque chose de l’ordre du rassemblement se produit : on remarque les noms, tous si longs, maintes fois répétés, si similaires, on remarque les photos indistinctes à cause du passage temps, on remarque les listes qui, de loin, forment une mosaïque, une texture, un tout. Alors ces éclats se regroupent lentement sous le nom de la mémoire à laquelle, je le comprends aujourd’hui, ma famille et moi appartenons. À la liste des survivants endeuillés et des victimes – dont les corps de certains sont aujourd’hui disséminés dans la mer, momifiés ou découpés en de minuscules copeaux d’os dans le désert – s’ajoutent les exilés. Je fais partie de ce groupe plus aisé qui, souvent, oublie son appartenance tant elle est abstraite : je suis un exilé parmi les autres, si nombreux, éparpillés aux quatre coins de la planète et qui, un jour ou l’autre, se retrouvent en terre d’origine, confrontés à leur absence, à leur privilège et à leur dispersion.
L’histoire de cette dictature se raconte par la bouche de ceux qui l’ont vécue ; l’avoir fuie ne pose pas un bâillon sur la bouche et ne ferme pas les yeux. Tout au long d’une ligne du temps placée sur les murs d’une galerie se trouvent les inscriptions des visiteurs qui témoignent de leur histoire, de leurs deuils, de leur retour au pays, de leur départ. Sous 1986, j’ai écrit la seule vérité indéniable qui nous concernent, ce mur et moi : les Dawson sont partis au Canada. J’ai bien entendu photographié la ligne du temps et mon bref témoignage, vivant par le fait même l’un des moments les plus émotifs de mon voyage. Les photos, somme toute froides et sans profondeur, produisent un peu le même effet des mots. Ce sont d’abord des tessons, des éclats de verre et des morceaux qui se rassemblent ensuite pour former une « perspective atterrante », un trajet qui nous rassemble.
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