Il m’est arrivé d’entendre des mensonges au sujet du vieillissement. On m’a dit qu’avec l’âge on finit par prendre de l’assurance, de la confiance en soi. Qu’on a de moins en moins besoin des autres. Qu’on perd de plus en plus ses amis. Qu’on s’assoit davantage. Qu’on boit moins. Ceux qui m’ont dit ça rapportaient des propos. Ils ne parlaient jamais de leur propre condition. Souvent suivait un « oui, mais moi », question de s’exclure de ce groupe de gens qui sont véritablement, parfois prématurément, devenus vieux. Avec le temps, j’ai fini par comprendre que vieillir, c’est de ne pas accepter de vieillir. Dans ce cas, on peut être vieux à n’importe quel âge.
J’aurai trente ans dans quelques jours.
Mes errances se font plus rares : c’est le boulot qui fait ça. « Trop de travail » est une phrase malheureusement maintes fois répétée. Mais ce n’est pas le manque de temps qui presse mes pas et colle mon regard au plancher : j’ai l’habitude d’être à ce point atomisé, de travailler sur cinq projets en même temps, d’avoir trois cours à préparer, des événements à tous les soirs, des refus à essuyer, des embauches à célébrer, des amis à féliciter et d’autres à consoler. Je gère tout ça comme le meilleur des déambulateurs, sautant d’une obligation à l’autre, endurant le manque de sommeil avec aise et agilité, sachant me reposer en marchant au gré des rues et du ciel qui les éclaire. Je n’ai d’ailleurs jamais cru que la déambulation était inefficace.
Le temps manque, mais il ne me manque pas. J’aime quand il passe, j’aime quand il revient en images fixes, en souvenirs. J’aime croiser des fleurs sur l’asphalte et retrouver dans ma mémoire cette autre fleur dans cette maison d’enfance qui n’existe plus. Non, le temps ne me manque pas, mais je déambule moins à cause de l’inquiétude, des préoccupations, du cerveau séparé en huit. Cette fois, les cours à préparer, les projets d’étudiants à diriger, la pièce de théâtre à monter, les manuscrits à envoyer, le contrat à signer, la critique à soumettre et les poèmes à retravailler occupent un espace dans ma tête qui l’alourdit et la rive au sol. Tant de projets plus ou moins créatifs qui convergent stupidement vers cette unique idée : j’aurai trente ans dans quelques jours.
La plupart de mes amis sont plus vieux et ils me trouvent jeune, comme je trouve jeunes mes cadets. C’est une évidence, une sorte de loi de la nature. Mais le chiffre est un beau prétexte. La préoccupation peut envahir les 35 ans de certains, les 25 ans des autres. Dans mon cas, 30 ans, c’est dramatique. Voilà.
J’ai profité de déambuler un peu, malgré le manque de temps, avec quelques manuscrits et un contrat d’édition pour une revue sous le bras. Avant d’aller voir la création théâtrale d’un ami, je devais passer au bureau de poste pour envoyer tout ça. Mon pas était alors très lourd : j’ai décidé de déambuler. Je n’ai pas soupé; j’ai pris ce temps pour marcher de chez moi au théâtre en bifurquant d’abord par la poste et puis telle rue, et puis telle autre, en gardant un oeil pas trop loin du ciel pour le voir changer de couleur. Ça n’a pas trop fonctionné : fatigue, faim, froid. Et la préoccupation : est-ce que je vieillis vraiment?
Déambuler, ça se passe dans la tête, pas dans les pieds. Je me suis rappelé que je faisais quatre choses que je répète depuis la jeunesse et qui ont marqué ma vingtaine : marcher, envoyer des poèmes et aller au théâtre; plus tard, j’irai boire un coup avec mon ami. Il m’arrive encore de boire comme jadis et je marche encore malgré la fatigue. Je n’ai pas tout à fait un pas assuré : il m’est encore difficile de choisir une rue plutôt qu’une autre. Et surtout : j’ai des amis. J’ai besoin d’eux. Je ne les perds pas. Je ne voudrais pas. Pour rien au monde. Et dernièrement, je pense à eux. Beaucoup, depuis que je sais que j’aurai trente ans. À tous les jours, presque. À leur visage, à leur présence. Forte, profonde. Contrastée.
Je suis tombé des nues en entrant dans le théâtre. Finalement, la déambulation a fonctionné. On a beau mettre la déambulation du côté de l’oisiveté, de la perte de temps, mais on se trompe. Je le répète : la déambulation est efficace. Ce soir-là, elle m’a fait rajeunir de dix ans.
Merci!
T’es gentil. Mais je suis un homme, tu sais.
Le noir et blanc est tellement bien choisi ici. Ton texte est très beau.
Je pense encore à toi comme du petit Nicholas.