J’ai passé les trois derniers mois à Paris au cours desquels j’ai été amené à me déplacer : Toulouse, Lisbonne, puis dans quelques semaines Tours et Venise. J’ai pourtant hésité à voir dans ce long séjour (j’en ai encore pour plus de deux mois de vie parisienne) l’opportunité de nourrir L’Écran Fenêtre d’observations et d’images voyageuses : avant de quitter Montréal, déjà j’avais le pressentiment que, malgré l’avion, les bagages et le dépaysement, cette expatriation temporaire n’était pas tout à fait un voyage. J’ai plusieurs fois amorcé un texte, vitement abandonné au profit de lectures choisies non sans angoisse pour mon projet de thèse de doctorat, raison pour laquelle je suis parti. Tout au plus je remplis par moments mon calepin d’observations sur la ville qui sont, au bout du compte, davantage de l’ordre du journal intime que du blogue d’essais sur le voyage. Il en va de même pour la photographie : je ne sors presque plus avec mon appareil qui, depuis même avant mon départ pour Paris, me sert de moins en moins lors de déambulations, de plus en plus pour des projets spécifiques. Peut-être est-ce à cause de ce doctorat que j’ai amorcé en septembre dernier qui me pousse à réfléchir autrement la photographie et l’écriture, sans compter qu’il ne me laisse que très peu de temps pour des réflexions et des activités artistiques extra-académiques. En bref, ce déplacement physique vers Paris fait partie de déplacements plus importants entre autres dans mes pratiques artistiques et dans mes réflexions, eux-mêmes issus de mon retour aux études.
Cela a eu pour effet de changer une fois de plus ma façon de voyager; mon regard sur les autres voyageurs s’est lui aussi modifié. Attablé dans un café de Lisbonne, je regarde les touristes, la façon dont ils scrutent le lieu, dont ils s’adressent au serveur. J’observe leurs vêtements, leurs gadgets et leur attitude parfois dominatrice, puis je pense aux autres voyageurs et voyageuses que j’ai croisé.e.s depuis mon arrivée à Lisbonne, les jeunes hippies, les Erasmus en vacances de printemps, les groupes scolaires, les couples nordiques, les familles, les retraité.e.s, les épicurien.ne.s, toutes ces personnes facilement « catégorisables », très majoritairement blanches, bourgeoises, hétérosexuelles. Celui ou celle qui voyage en solo, exclu.e de ces groupes, passe beaucoup de temps à reproduire l’exclusion, c’est-à-dire à tenter de s’éloigner de ces gens, porté.e par le désir de ne pas faire partie de cette foule (je me surprends à remettre en question mes choix, à me dire que j’aurais dû choisir Lisbonne comme ville de recherche pour y apprendre le portugais et vivre une immersion complète, loin des touristes; mon expérience parisienne, à cause de la langue, de la culture et du lieu où j’habite – à la Cité Universitaire – ne peut manifestement pas se reproduire ailleurs, je le sais). Au yeux des Lisboètes, évidemment, je suis avec raison un touriste comme les autres. Je me demande alors à quelle catégorie j’appartiens (le voyageur solitaire en est une tout aussi stéréotypée), si j’ai toujours été repérable, s’il y avait une personne auprès de moi que je n’avais pas remarquée et dont le regard était aussi dédaigneux que le mien, en ce moment, sur les touristes dans un café de Lisbonne.
J’en suis à ma deuxième visite à Lisbonne, ville d’amour et de découvertes, ville où j’ai séjourné pendant un mois complet avant même que L’Écran Fenêtre ne devienne exclusivement un blogue de voyage. Jadis j’avais souhaité « que Lisbonne se souvienne de moi », phrase qui, huit ans plus tard, me surprend tant elle semble égoïste. Une ville ne se souvient jamais de ses passant.e.s, et je me suis toujours souvenu de Lisbonne avec nostalgie. Ces touristes, aujourd’hui tellement plus nombreux et homogènes (parfois on se croirait à Venise), vivront-ils le deuil que j’ai dû traverser en quittant Lisbonne? Je leur en veux, ces touristes, peut-être parce qu’ils ne semblent pas se soucier de savoir voyager. C’est aussi de la projection, j’en suis conscient : je crois que je ne sais plus voyager.
J’ai donc relu les trois articles que j’avais écrits sur Lisbonne, ville qui ne semble pas avoir tant changé depuis ma dernière visite, à l’exception de quelques musées de plus et de la présence plus arrogante des touristes. J’y parle de deuil, d’oublis et de départs. J’y parle de mort et de la mémoire d’une ancienne collègue de classe suicidée. Je ne m’étais pas aperçu que mon premier séjour à Lisbonne était à ce point influencé par tant de perte, tant de finitude, tant de mélancolie. Comment cette ville si sinueuse, si belle et si colorée pouvait-elle insuffler autant de mort? Qu’est-ce qui a donc changé dans ma façon de voyager, dans mon goût pour le voyage?
Je n’accuse pas les touristes ni la mélancolie de cette ville pourtant si lumineuse, ce serait trop facile. Mais le fait est que j’ai pris très peu de photos à Lisbonne, à Toulouse et à Paris, villes qu’on qualifie stupidement de romantiques et de « photographiables ». Je n’ai rien publié depuis mon départ de Montréal, pas par manque de choses à dire, mais par exaspération, comme les cyniques se demandent « à quoi bon » devant chaque projet. Les choses qu’on dit au sujet du voyage m’emmerdent, les touristes m’emmerdent, les observations rapides et générales sur les villes m’emmerdent : devant tant de bruit, tant de gens, tant de villes plus complexes que tout ce qu’on peut en dire dans un billet de blogue ou dans une conversation, je préfère aujourd’hui garder le silence, écouter, réfléchir, éviter d’imposer mon regard à coups de textes et de photos. C’est peut-être aussi une autre façon de voyager; elle me plaît, me rend plus à l’aise avec ce drôle de séjour européen, mais n’est pas très appropriée pour la tenue d’un blogue de voyage dont la mort – tiens, encore elle – a été maintes fois annoncée, abordée, évitée de justesse, peut-être avec trop d’acharnement.
J’ai rarement forcé les choses, dans ce blogue, et j’ai toujours tenté d’ajuster ma posture de voyage selon les lieux, le temps et les gens que je rencontrais. Mon cheval de bataille depuis que L’Écran Fenêtre est un blogue de voyage : savoir s’adapter à tous ces autres plutôt que de s’imposer. Se faire petit et pas colonisateur, pour n’être que de passage sans appropriation, sans pillage, sans arrogance. Pour ce faire, il faut savoir se taire, ce que j’ai souvent fait ici – mes lecteurs sont aujourd’hui habitués aux longues périodes creuses. C’est cependant la première fois que L’Écran Fenêtre se tait tandis que je voyage, à l’exception de cet article et des quelques photos qu’a produit ce séjour dans cette ville que j’adore avec tant d’émotion, et à défaut de rendre compte encore une fois, mais avec un certain cynisme, de tout ce qui me dérange dans l’idée même de voyager – privilèges, pollution, domination occidentale, hétéronormativité, homogénéisation des cultures, consumérisme, homonationalisme, gentrification, etc. Je tente des images comme des chuchotements, moins imposantes et plus sensibles, en sachant pertinemment qu’on échoue toujours à faire d’autres images quand on voyage, tout comme il est si difficile de voyager autrement.
Peut-être que L’Écran Fenêtre reprendra une parole plus assumée à mon retour à Paris, peut-être pas; pour l’instant, ça suffit. Pour laisser le voyage me modeler à nouveaux et me doter des yeux et de la voix d’antan, il m’importe de laisser les lieux parler d’eux-mêmes, écouter la complexité de Lisbonne que j’aime tant, mais que nous risquons de gâcher avec nos visites bavardes et massives. Et si je n’entends rien, alors sera venu le temps de fermer la fenêtre.
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Merci!! 🙂
Quel plaisir de voyager avec toi même pour un si court instant x Mira