Six mois se sont écoulés depuis la dernière déambulation, la 90e, qui abordait l’hiver, l’angoisse de janvier, les résolutions et les périodes creuses entre les voyages. Six mois de vie quotidienne et, par moments, d’occasions de me demander si L’ÉCRAN FENÊTRE n’était pas moribond. Il l’est sans aucun doute puisque toute bonne chose a une fin, dit-on, mais je ne suis pas encore prêt à sceller l’aventure : bien que sa pertinence soit souvent remise en cause, L’ÉCRAN FENÊTRE a toujours su trouver sa place, même dans le silence, même dans l’immobilité. La preuve : je voyage encore.
Me voici donc à Charlevoix, à quelques heures de voiture de chez moi. Au départ, il était difficile de ne pas prévoir ce séjour comme un moindre voyage, comme un déplacement pour aller voir ce qu’on connaît déjà, sentiment complètement inapproprié parce que, avouons-le, je suis beaucoup trop montréalocentrique pour connaître le Québec comme il se doit. Quand on me parle des lieux extraordinaires à visiter au Québec, souvent je me tais et je hoche la tête innocemment tandis qu’intérieurement je déclare forfait; la plupart du temps je ne connais les lieux que de nom, sans toujours savoir où ils se trouvent sur une carte, s’ils sont au nord ou au sud du fleuve Saint-Laurent. J’ai même honte lorsque je rencontre des voyageurs au Québec qui visitent la province comme nous le faisons en Europe, c’est-à-dire en ratissant large en peu de temps. Du Québec, je ne connais en réalité que la grande région de Montréal, la ville de Québec et une partie des Laurentides. Honteux pour quelqu’un qui a une connaissance accrue de l’Europe et de l’Amérique du Sud, pour quelqu’un qui a le front de s’identifier entre autres en tant que voyageur. Classique, me direz-vous.
Ce n’est pas par désintérêt : il est faux de croire qu’il est plus simple et moins coûteux de voyager au Québec. D’abord, ça prend un permis de conduire, ce que je n’ai pas – cette fois, c’est mon amoureux qui porte l’odieux de nous transporter. Il est d’ailleurs souvent un peu drôle de voir autant de voyageurs amoureux de la nature qui se promènent sur les routes montagneuses de la magnifique région de Charlevoix en voiture familiale particulièrement polluante. De plus, les gîtes, auberges et chalets au Québec sont relativement chers – pour une réelle réduction des coûts, le camping est de mise, mais encore faut-il se rendre aux sites de camping en voiture avec tout l’équipement nécessaire qui n’a rien de bon marché (cela dit, le camping est de loin le mode de séjour qui s’appuie le plus sur la solidarité, l’échange et le partage). L’autobus peut parfois nous sauver, mais on ne peut pas aller bien loin et, encore une fois, les prix exorbitants et les durées interminables du transport en commun de notre province (voire de notre continent !) découragent souvent les voyageurs qui finissent par se dire qu’en déboursant quelques sous supplémentaires, en polluant un peu plus (la pollution constitue clairement un déni de plus du voyageur) et en autant de temps, parfois moins, on pourrait se trouver au bord de la Méditerranée à se promener de village en village à vélo. Et du coup, on s’aperçoit avec un peu de honte que ce sont là d’obscènes problèmes du premier monde.
Voyager est une affaire de classe, c’est évident. Quand on organise un voyage, on se pose des questions qui, en plus d’ignorer la faim dans le monde, les inégalités sociales et la pauvreté, nous maintiennent dans cette position de domination dans l’échelle sociale nous donnant le droit, justement, de faire fi des plus faibles. C’est une position conflictuelle qui est à la source de malaises importants auxquels le voyageur doit, à mon avis, être très attentif pour ne pas sombrer dans une facilité indécente que je vois très souvent dans les blogues de voyage. Quand il voyage, donc quand il profite complètement de ses privilèges, le voyageur devrait à mon avis essayer le plus possible d’aller à la recherche de ces réalités plus obscures, moins heureuses, plus honnêtes aussi, plutôt que d’obstinément les nier (l’industrie du tourisme se base sur ce déni de ce qu’elle pille et des autres qui étaient là avant les visiteurs).
Mon problème avec les voyages au Québec, c’est qu’il est excessivement difficile d’atteindre ces autres et de ne pas devenir une tache parmi les autres voyageurs. Séjourner à Charlevoix, ça veut dire avoir accès à une voiture, donc faire partie d’une certaine classe sociale qui est capable de se payer cette voiture et des vacances dans une région particulièrement coûteuse de la province. Ça veut dire se confronter majoritairement à des couples d’un certain âge, hétérosexuels, bourgeois, qui, comme beaucoup de voyageurs à travers le monde, se servent des activités de leur voyage – randonnées, piqueniques, soupers au restaurant, visite de galeries, magasinage – pour actualiser et performer leur identité, leur statut et leur classe sociale. Particulièrement dans des régions qui vivent du tourisme, il est difficile de trouver des activités à faire et des endroits à visiter qui ne s’adressent pas justement à cette majorité. Quand le dépaysement culturel et historique est moins évident, quand des lieux et des communautés prônant la diversité et la différence sont moins nombreux, voire inexistants, il est difficile de ne pas avoir l’impression de baigner dans un concentré de normalité. Difficile aussi de ne pas se sentir entacher cette normalité – tous les jours des gens ralentissent le débit de leur « bonjour » quand ils s’adressent à moi parce que j’ai la peau foncée, tous les jours des gens changent de regard quand ils comprennent que mon amoureux et moi ne sommes pas que des amis qui voyagent ensemble, tous les jours dans ce voyage au Québec je sens que je suis un voyageur différent, ce qu’on voit aussi ailleurs, certes, mais beaucoup moins simplement parce que la diversité des voyageurs, dans un endroit comme à Charlevoix, n’existe pratiquement pas.
C’est peut-être notre faute, peut-être faudrait-il que nous nous fassions un peu plus violence, que nous nous déplacions davantage dans ces régions pour montrer que nous pouvons aussi être ici, qu’il y a d’autres types de voyageurs, que nous aussi pouvons profiter des trésors de Charlevoix (parce que des parcs nationaux, des moulins, des fromageries, des fermes et des galeries sont des lieux qui s’adressent à tout le monde), mais cela signifie aussi courir le risque de partir au combat même pendant nos vacances – à ce sujet, une anecdote : j’ai acheté des pantoufles tricotées à la main dans un superbe atelier de textile à L’Isle-aux-Coudres; parce qu’elles étaient noires et roses, la dame au comptoir m’a suggéré d’y retirer les étiquettes « parce qu’elles ne sont clairement pas pour vous », offre que j’ai déclinée en choisissant le silence parce que merde je suis en vacances, je n’ai aucune maudite envie d’éduquer une vieille dame d’ailleurs extrêmement gentille et adorable comme toutes les personnes rencontrées dans la région (c’est important de le préciser) et d’essayer de défaire les vieux clichés à l’égard des genres et de la masculinité. Non mais.
Alors on choisit le silence, celui qui s’impose à la vue de la beauté de la région, question de ne pas gâcher le paysage. Parce que c’est, à mon avis, surtout pour ça qu’on vient ici, qu’on accepte de faire partie d’un groupe qui peut déranger et de participer à quelque chose qui peut sembler grossier. En réfléchissant à cette déambulation, je me suis dit que je n’avais pas envie d’aborder les restaurants, la route des saveurs, les microbrasseries, les compagnies touristiques et les gîtes. C’est trop facile, tout le monde sait que Charlevoix est avec raison une région réputée pour tous ces services. Je préfère aborder l’objet de mes réflexions lors de mes nombreuses séances de contemplation. Je me suis souvent dit que je ne regrettais pas ce voyage; c’est à la merveilleuse Isle-aux-Coudres que j’en étais convaincu. En contemplant les arbres, les montagnes, le fleuve, les îles et l’horizon, puis en voyant les autres regarder toutes ces beautés, je me suis dit que ceci était un vrai voyage, puisque j’essaie encore, pendant de très heureuses contemplations, de m’identifier en tant que voyageur et, de ce fait, de définir le voyage.
La différence est la suivante : cette fois, c’est au Québec que ça se passe, c’est chez moi, là où la nature est luxuriante, nature que j’ai appris à regarder avec plus d’insistance, avec plus de sensibilité. Ici, je me suis souvenu de l’Irlande, de la Patagonie, de l’Écosse, je me suis dit ce qu’on a beaucoup entendu de la bouche des autres : on va si loin pour voir ce qu’on voit ici. Je me suis mis alors à photographier en deux temps, c’est-à-dire à faire des photos qui respectent le cadre que je me donne depuis longtemps pour L’ÉCRAN FENÊTRE et d’autres en noir et blanc comme j’ai l’habitude d’en faire à Montréal.
Au retour, au moment de choisir les photos, je me suis aperçu que seulement ici, au Québec, était possible un tel travail en double, en parallèle, comme une façon de conjuguer ce que ces 90 déambulations m’ont appris et ce que j’apprends des périodes creuses entre les voyages quand, chez moi, je lutte avec mon désir d’ailleurs. En constatant que chez soi peut aussi être ailleurs, c’est dans Charlevoix que j’apprivoise les voyageurs que nous sommes.
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