Déambulation 85. Faire partie du lot

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« du tourisme d’été […] nous sommes fatigués ! »

J’habite dans un appartement partagé avec son propriétaire et des voyageurs qui se succèdent très régulièrement. Je me suis lié d’amitié, de ces amitiés amusantes et éphémères qu’on se fait en voyage, avec un couple canadien en lune de miel, couple aussi sympathique que cliché : il est roux, elle est d’origine indienne, tous deux sont autant capables d’entretenir avec enthousiasme une conversation remplie de small talk que de soudainement se fermer froidement comme une carpe. Parmi nos conversations matinales, nous avons abordé le sujet de l’urbanisme en comparant les trois villes qui nous lient, Barcelone, Toronto et Montréal. Sans surprise, j’ai appris qu’ils étaient légèrement scandalisés par la poussière et les débris qui couvrent la ville, Barcelona is kind of dirty, don’t you think ?, question à laquelle j’ai répondu avec une autre question, do you know any other country cleaner than Canada, except maybe for those in Scandinavia ? Yeah, ok, Switzerland. And Austria… En contrepartie, ils ont admis que le transport en commun de Barcelone semble beaucoup plus efficace que celui de Toronto, ville où le manque de liens entre l’est et l’ouest, additionné au coût très élevé des titres, produit une véritable frontière invisible entre les deux pôles devenus dès lors des ghettos beaucoup plus prononcés qu’à Montréal. Ce problème, à Barcelone, est quasi inexistant, entre autres grâce à la diversité des moyens de transport.

Notre hôte s’est ajouté à la conversation, question de calmer notre enthousiasme barcelonais en ajoutant que la ville souffre tout de même des problèmes urbanistiques qui accablent la majorité des grandes villes du monde : engouement immobilier disproportionné à la source de cette bulle qui a fini par éclater, expropriations, gentrification, itinérance, construction massive d’hôtels, augmentation du coût des loyers, quartiers homogénéisés et désertés de leurs habitants, immeubles vacants, détérioration de l’espace public, inaccessibilité croissante du centre. Visiblement, le problème est beaucoup plus grave à Barcelone que chez nous – la crise que l’Espagne traverse y contribue certainement. De fait, notre hôte nous a invités à visiter le CCCB, extraordinaire centre culturel à ne pas manquer, qui présente en ce moment une exposition sur les besoins de retrouver les liens entre habitation privée et espace public comme solution aux problèmes urbains de Barcelone et de Medellín en Colombie. L’exposition tombait pile poil sur mes réflexions à l’égard de Barcelone que je visite pour la troisième fois et sur laquelle je pose alors un regard moins touristique et plus réflexif, plus humble, plus conscient de la relation problématique qu’entretiennent les Barcelonais avec le tourisme de masse qui remplit certes les coffres de la ville, mais qui contribue également à sa détérioration, enjeu fondamental soulevé avec courage par la nouvelle mairesse qui promet des mesures – dont un moratoire sur les nouvelles constructions d’hôtels – qui risquent de changer radicalement le paysage touristique de Barcelone.

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L’exposition très réussie rend compte d’un problème bien visible, celui de la ville dispersée : depuis les années ’60, et surtout depuis les années ’80, Barcelone s’est étendue à partir du mensonge selon lequel plus une ville détient un espace vaste à remplir, plus les coûts d’habitation baissent. En réalité, les prix, au mieux, demeurent les mêmes. Généralement, ils augmentent dramatiquement, à l’image d’un théâtre qui ajoute des sièges ; le prix de ceux du parterre augmenteront nécessairement grâce au nombre grandissant de sièges auxquels ils font concurrence. De fait, les quartiers dits centraux deviennent de moins en moins accessibles à cause du coût de leurs loyers, de la distance d’une périphérie progressivement plus éloignée, de la désertion de ses habitants et de l’occupation touristique généralisée. Ce problème devenu réalité dans plusieurs villes du monde – Montréal n’est pas à l’abri, nous n’avons qu’à constater le phénomène sur le Plateau – crée des « habitants malheureux », orphelins des centres urbains, cantonnés dans leurs quartiers toujours plus éloignés, certains même emprisonnés dans des blocs construits comme des dortoirs, tandis qu’on ne cesse de restaurer, rénover, réhabiliter, moderniser, technocratiser, embellir et décorer les centres inaccessibles et vides pour les remplir temporairement, sporadiquement, de touristes et de travailleurs – la Rambla et la Barcelonetta en sont des bons exemples à Barcelone, le quartier des spectacles en est un autre à Montréal.

Le problème à Barcelone, c’est que la ville presqu’entière est devenue un attrait touristique : les quartiers jadis (et encore) populaires – Gracia, El Born, Poble Sec, Poblenou – sont abondamment visités par les touristes qui s’agglutinent dans les rues résidentielles pour photographier leurs ruines, leurs balcons, leurs devantures, leur architecture particulière. Par exemple, le Musée Picasso a le malheur de se trouver dans un des plus pittoresques quartiers de Barcelone, tout près d’appartements autour desquels on a transformé des immeubles à logements en auberges de jeunesse. Sans surprise, je tombe à tous les jours sur des graffitis et des pancartes destinés aux touristes et qui ont pour but de les éduquer sur les conséquences de leur présence et de leur implorer non pas de quitter, mais bien de faire preuve de respect.

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« ici on expulse des voisins »

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« le quartier a besoin de son repos »

Parmi les touristes par milliers qui photographient tout et n’importe quoi, hurlent leur enchantement en pleine rue, exhibent leur statut et leur pouvoir d’achat, prennent d’assaut les plus beaux espaces de la ville parfois par des moyens ridicules, il m’est, je l’avoue, difficile de prendre mon appareil, bien que je suis tout à fait conscient que, malgré mes principes, je fais partie du lot aux yeux des Barcelonais.

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Donc, ces habitants sont malheureux. L’exposition, au lieu d’être alarmiste, recense une série de solutions déjà proposées à Barcelone et à Medellín, deux villes similaires pour leur taille, leur relation à la capitale et leur population. Puisque la situation présente des grandes villes repose sur une croyance qui vise à séparer l’espace privé (le lieu d’habitation éloigné du centre) et l’espace public, les solutions proposées tentent, au contraire, de lier les deux espaces en plaçant l’humain au centre de cette foutue frontière sur laquelle repose l’évolution des grandes villes depuis déjà cinquante ans : au final, si l’habitant est heureux dans son espace d’habitation (donc sans sentiment d’isolement, de suffocation, de ghettoïsation, d’expulsion, etc.), il aura l’envie, même le besoin, de transposer ce bonheur à l’extérieur, de s’approprier l’espace public avec le même enthousiasme. Bref, par le mode d’habitation et d’occupation des lieux, il s’agit de mettre en pratique d’un point de vue urbain cette vieille pensée dont on ne se débarrasse heureusement jamais : le privé est politique.

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Ainsi, l’exposition fait part de diverses politiques d’habitation qui rendent compte autant de la maison que de la rue, de projets municipaux à mi-chemin entre l’achat et la location, d’initiatives citoyennes issues d’une volonté politique plus grande (comme le très inspirant projet de coopérative Sostre Cívic), des projets de recherche, d’information et de création artistique qui rendent compte de ces enjeux (dont Modos de (no) entrar en casa, blogue devenu livre d’Alicia Kopf où elle propose d’autres moyens d’habiter), de regroupements militants d’occupation et de squats, d’initiatives de house-sharing et des activités culturelles comme des ateliers et des conférences qui visent à faire sauter les frontières entre espace privé et espace public. Je me suis souvenu, avec cette dernière catégorie, des spectacles de danse qui ont eu lieu dans l’espace public à Barcelone lors de ma dernière visite, puis des moments où un nombre de personnes se rencontre dans une place publique pour danser la Sadana. Dans l’exposition, on présentait aussi des gens qui donnent des cours de flamenco dans leur appartement, des coopératives d’habitation qui ouvrent les portes de leurs couloirs pour y tenir des expositions, des groupes citoyens organisés pour offrir aux sans-abris des informations sur la ville pour qu’ils puissent y vivre mieux plutôt que de les chasser, des marchés publics, de la bouffe de rue, des ateliers de couture dans la rue… bref, tous des moyens de changer notre regard sur la ville pour que le passeur, habitant ou touriste, sache reconnaître aussi que là vivent des gens, que là les gens occupent l’espace public avec une forte conscience de leur propre habitation privée. C’est ainsi que je photographie peu à peu Barcelone, à distance, en laissant les lieux se remplir d’une nouvelle approche.

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