Déambulation 84. Le retour et ses malaises

Plusieurs fois il a été question dans L’ÉCRAN FENÊTRE du retour à des lieux aimés : j’ai parlé de Paris et de Londres, de mon retour au Chili, de mes trois séjours à Stockholm et à Berlin, puis de mes incessants va-et-vient en Espagne. J’y suis encore, à Barcelone pour la troisième fois, seul pour la deuxième. Mais ce retour n’est pas comme les autres, parce que j’entretiens avec Barcelone une relation toute particulière qui me fait dire souvent, un peu à tort, qu’elle est ma ville préférée d’Europe. C’est surtout la ville d’Europe que je connais le mieux et je m’en aperçois maintenant, pendant ce troisième séjour dans la solitude.

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Quand j’ai visité cette ville pour la première fois, je ne me considérais pas comme un voyageur. J’avais vu Paris et Londres dans l’innocence et la légèreté de l’adolescence, puis j’ai rêvé pendant plusieurs années de connaître le reste du continent. J’ai plus tard entrepris un voyage de fou avec mon amoureux à travers plus d’une dizaine de villes européennes et Barcelone est celle qui a ouvert le bal. Mon amoureux y retournait pour la deuxième fois, ce qui lui a permis de guider relativement aisément notre chemin vers ce qui s’avèrera à être le voyage le plus long et le plus rempli d’enseignements que j’ai réalisé jusqu’ici. Depuis, je vois Barcelone comme la ville qui m’a non seulement donné la piqure pour l’Espagne, mais aussi celle qui m’a appris à voyager, qui a fait de moi un voyageur.

J’y suis retourné seul quelques années plus tard pour écrire. On riait de moi, à l’époque, croyant que jamais je n’aurais le temps de m’installer longuement devant l’ordinateur pour écrire alors que cette ville appelle à l’oisiveté, à la célébration, à la fête. J’ai pourtant écrit énormément et même parfait ma pratique réflexive et photographique avec ce blogue. Barcelone a donc aussi contribué à faire de moi le blogueur de voyage et l’écrivain voyageur que je suis, sans compter que j’ai pu partager avec ma sœur et mon amoureux mon apprentissage barcelonais puisqu’ils sont venus m’y rejoindre à la fin de mon périple. Inutile de dire, donc, que Barcelone est pour moi une ville que je peux regarder en face, avec des perspectives diverses. Elle m’est ville de création, de réflexion, de lecture, d’apprentissage, de partage, d’amour, de famille, de solitude, mais aussi ville qui ne cesse de me confronter à moi-même, à mon drôle d’espagnol, à mes origines, au regard que j’essaie de poser sur le monde et à mes principes et positions politiques en tant que voyageur, confrontations toujours déconcertantes, même si je m’y attends, même si je suis ici pour la troisième fois.

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Je savais bien que je ne retrouverais pas la ville dans le même état et que je ne vivrais pas la même expérience qu’à ma dernière visite, cependant le seul fait de revenir ici et de revoir tout ce que j’ai aimé crée l’attente d’un retour en arrière et, forcément, oblige une mise à distance de soi. En bref, les villes continuent d’exister quand on n’y est pas. Bien qu’elles changent, les villes qu’on retrouve après quelques années nous confrontent à nos propres changements, à notre propre évolution.

Je suis venu ici pour écrire, et j’écris. De fait, je prends beaucoup moins de photos, je déambule peu. Le clair de mon temps est consacré à la recherche d’endroits pour écrire et pour lire. Je peux passer de très longues heures dans un café ou dans un bar et, si je n’ai pas le courage de faire des recherches, je ne sens aucune culpabilité devant le fait de rester tout aussi longtemps dans ma chambre d’appartement, installé au bureau ou sur le balcon pour travailler. J’agis, au final, comme si j’habitais ici, sans amis et sans famille, donc seul mais profitant de cette solitude pour me concentrer à temps plein sur l’écriture.

Aujourd’hui, je me suis demandé si, dans ce cas, ce voyage en est vraiment un. J’ai bel et bien pris l’avion pour venir ici, mais nous savons que le transport ne fait pas le voyage. Si je découvre une panoplie d’endroits, je dois avouer que je le fais sans l’engouement de la première visite, sans cette fierté démesurée d’avoir trouvé la perle parmi des attrape-touristes malheureusement si nombreux à Barcelone. Au mieux, je comprends avec plus de certitude ce que j’aime dans cette ville et inversement ce qui me déplait. Plutôt que de « voyager » comme on s’en met plein la vue, frénétiquement, constamment stimulé de toutes parts par les odeurs, les saveurs, les sons, les couleurs, les textures, je dirais que j’ai le réflexe d’étudier la ville, de la réfléchir. C’est intéressant mais, avouons-le, ça peut être lourd, ennuyeux.

Alors, malgré la fatigue, je suis sorti. J’ai pris le métro vers le quartier Gracia que je connais peu : à ma dernière visite, je me suis concentré sur d’autres quartiers plus près de mon appartement et surtout sur El Raval que j’avais tant aimé. J’ai déambulé longuement et même photographié (avec mon téléphone intelligent, car j’avais oublié mon appareil dans ma chambre… comme quoi…) certains commerces qui, à mon sens, affichaient clairement les nouvelles couleurs de ce quartier qui était, à l’époque, à ses premiers changements radicaux. Gracia était un quartier plutôt populaire et résidentiel rempli de places publiques et de marchés, et dans lequel on trouvait, par-ci par-là, quelques cafés et bars relativement branchés, indépendants et jeunes, montrant clairement la route qu’allait prendre Gracia dans les prochaines années. Chose promise, chose due : Gracia est maintenant un quartier comme plusieurs autres qui ont subi gentrification et embourgeoisement, dans lequel on se sent rapidement chez soi non sans malaise quand on sait que plusieurs de ces commerces sont coupables de l’éviction de certains habitants et de la hausse inique des loyers. Mais ici, comme dans plusieurs villes d’Espagne, ce type d’évolution des quartiers comme Gracia, El Raval ou, plus récemment, le Poble Sec, se fait dans un relatif respect de la diversité (contrairement à certains quartiers similaires à Montréal où on assiste plutôt à une homogénéisation des services et des commerces) : enfants, vieillards, nouveaux riches et pauvres cohabitent non seulement dans le quartier, mais même dans les commerces qui pourraient n’être destinés qu’à une clientèle très ciblée. C’est ainsi que de jeunes hipsters prennent une bière aux côtés des vieux alcooliques sans aucune animosité parmi les enfants qui jouent dans la rue comme si c’était une ruelle sous le regard pas trop intéressé de leurs parents. Ici, le catalan n’est pas une affaire de vieux traditionalistes et personne ne s’offusque du fait qu’on ne le parle pas.

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Cependant, à plusieurs endroits on voit des graffitis sur les murs du quartier qui disent #JoNoMarxo, campagne de combat contre l’expatriation, la gentrification et l’éviction de certains propriétaires de services sociaux du quartier (bibliothèques, librairies pour enfants, coopératives). Devant l’un d’eux, je me suis rappelé d’un article que j’avais écrit sur Barcelone lors de ma dernière visite : c’était pendant l’occupation des Indignés de la Plaça de Catalunya. Ce type de graffiti tapissaient la ville, et plusieurs d’entre eux se trouvent encore là, en lambeaux, mais résistant fièrement aux côtés des nouveaux, plus beaux, mais aussi plus révoltés.

Je ne ferai pas la liste de tout ce que j’aime à Barcelone, mais il faut savoir sortir de soi-même pour voyager, même en terrain connu. Barcelone est une ville exigeante à ce point de vue : on déambule en toute légèreté dans ses quartiers et on y reconnait leur évolution, leur diversité et leurs discordes. Rapidement ils nous confrontent à nos propres principes en tant que voyageurs quand le retour à une ville aimée nous surprend par l’attrait qu’on a d’emblée pour un quartier gentrifié.

 

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