Déambulation 81. Faire partie du vacarme

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Ici, on fête l’amour et l’amitié pendant tout le mois de septembre. J’arrive à la fin des célébrations, similaires à celles de la Saint-Valentin mais étalées en 30 jours, ce qui ne rend pas la chose moins excessive : n’oublions pas que je suis en Amérique latine. Néanmoins, les fleurs ont déjà été offertes, les valentins ont déjà été découverts ; ne restent que les décorations éparpillées un peu partout, généralement des cœurs troués d’une serrure accompagnés d’une clé. Cette fête est tout aussi commerciale et, à Barranquilla comme un peu partout en Amérique latine, on ne lésine pas avec les commerces, excessivement nombreux, ornementés, chargés d’icônes et très bruyants (les cris des animateurs qui annoncent les soldes au micro s’entremêlent et créent, sur plusieurs rues, une puissante cacophonie), si bien que les cœurs, en cette fin du mois de l’amour et de l’amitié, cohabitent drôlement avec les décorations de Noël (l’Halloween, bien que connue, n’est pas célébrée avec autant de sérieux qu’en Amérique du Nord, sans doute parce qu’ici, comme au Chili d’ailleurs, on ne se joue pas de la mort).

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Barranquilla intimide celui qui n’y connaît personne : on sent qu’on s’aventure à chaque pas. Ici plus qu’à Carthagène les vendeurs ambulants accostent avec insistance tous ceux qui passent, les riches – très minoritaires – transitent de façon ostentatoire par les quartiers populaires, les gens enjambent les nombreux sans-abris dont le sommeil imite la mort, les grands hôtels et les villas côtoient les immeubles abandonnés couverts de graffitis. On entend des cris de joie et des cris d’horreur, des pleurs et des rires, et surtout des chants qui s’accumulent, qui s’empilent avec leurs rythmes dansants et métissés, créant à toute heure un tohu-bohu auquel participent fièrement les voitures : Barranquilla est une ville de klaxons et de moteurs, de fumées et d’eau, de béton craqué et de vapeurs, d’un air lourd, humide et pollué malgré les arbres qui, riches et résistants, se tiennent là, forts de leur âge et surtout de ce climat aussi bon pour eux qu’il est insupportable pour nous.

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Quand la chaleur tombe, c’est que la pluie, menaçante et féroce, s’abat sur la ville : on croirait que le ciel tord une éponge pendant des heures pour que les rues se transforment en rivières. On trouve ça beau, on se dit que c’est magique, mais on a peur, car on sait bien que si ces courants d’eau inopinés ont la force de transporter les voitures, de les changer en bateaux faits pour le naufrage, alors ils peuvent tout aussi bien nous noyer ; si ce n’est pas l’eau, c’est le tonnerre et ses éclairs qui hantent d’une telle violence qu’on souhaite se réfugier aussitôt sous un toit pour regarder le spectacle à travers la fenêtre. Mais les Barranquilleros en ont vu d’autres : quand le ciel gronde et tombe, ils sortent dehors, se mettent à chanter, à rire et à danser, certains jouent au soccer dans la rue et profitent de l’averse, aussi dangereuse soit-elle, pour se rafraichir entre amis dans le but de profiter des frissons qui viendront lorsqu’une fois rentrés ils chasseront le rhume avec du vin ou une aguardiente.

Barranquilla n’a pas vraiment de plage, même si c’est ici que le fleuve rejoint la mer. Les deux seules plages sont minuscules et peu fréquentées, situées dans un coin plus ou moins accessible, dans un quartier improvisé fait de petites maisons de fortune et qui rappelle les bidonvilles. Pourtant, on a la mer au bord des lèvres : malgré la chaleur et les voitures, on se souvient au quotidien que Barranquilla est une ville des Caraïbes, placée au bord de l’eau qu’on reconnaît aux pluies, aux arroyos et au poisson qu’on mange goulument. Alors on se déplace tranquillement, au rythme lent des Caribéens, jusqu’à ce qu’on se promène au milieu d’un mince couloir de rochers et d’herbes sauvages pour regarder à droite le río Magdalena et à gauche l’Atlantique. On croirait à un havre de paix, mais on sait que les moustiques viendront nous attaquer bien vite, que les crabes se promènent entre nos pieds et que des couleuvres se cachent sous l’herbe. La pluie pourrait tomber à tout moment, comme le soleil qui se couche à une vitesse ahurissante, cédant sa place aux chaos de la nuit : animaux de toutes sortes, voitures, motos, musique, alcools.

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Tout ce chaos serait insupportable si ce n’était de tous ceux qui le forment : en bonne compagnie de Barranquilleros, on se surprend à faire partie du vacarme. On comprend que le partage des repas, du vin et des anecdotes ne pourrait se faire en silence, que nos phrases empilées, que nos voix coupées, que nos éclats de rire s’accompagnent si bien d’une salsa ou d’une cumbia, et qu’on ne peut s’empêcher de lever nos verres bruyamment au nom de tout ce qui nous passe par la tête : à la musique, à la poésie, à Barranquilla, aux Caraïbes. C’est alors en participant à ce désordre fait de nature, d’amour et d’amitié qu’on le comprend, qu’on s’y retrouve et qu’on apprend facilement, avec une allégresse indescriptible, à l’apprécier quand vient le temps de fermer les rideaux et d’essayer de dormir malgré le bruit.

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