J’écris rarement au sujet d’une ville une fois que je l’ai véritablement quittée. Généralement, j’écris mes articles dans le train, dans l’avion, dans l’attente entre deux lieux, si ce n’est pas en plein dans la ville en prenant un café. Il s’agit pour moi d’une façon de revenir sur l’expérience à même l’expérience, de réfléchir à propos du voyage pendant le voyage pour éviter le somnambulisme du touriste, état dans lequel il est facile de tomber et qui m’effraie autant que le vol de mon passeport. Il n’est pas faux de croire qu’on s’exempte du moment présent lorsqu’on passe son temps à photographier ce qu’on voit et à écrire nos états d’âme, mais ce peut être aussi le meilleur moyen de demeurer attentif aux villes qu’on visite et au voyage qu’on fait, tout en évitant de traverser les lieux frénétiquement, sans distance critique, sans questions, sans problèmes à résoudre. Ces temps d’arrêt que je m’octroie pendant le voyage et dans les transports – lieux idéaux pour la réflexion – me forcent à adopter un regard plus poétique et plus analytique, de sorte à ce que le moment présent s’observe autant qu’il se vit. Manquer de ces temps d’arrêt me donne parfois l’impression de faire un voyage en coup de vent, simplement de passer par là. C’est pourquoi j’évite d’écrire après-coup, en plus du fait que les jours qui suivent le retour à Montréal sont gorgés d’une nostalgie grasse. Ce sera donc le ton de ce billet sur Londres, ville que j’ai quittée il y a déjà trois jours.
Londres arrivait dans notre parcours comme une évidence : c’est elle qui au départ a motivé tout le voyage, puisque nous y allions pour rendre visite à une amie qui nous a accueillis comme des rois. Désormais, nous étions trois à arpenter la ville, et j’étais celui qui la connaissait le moins. Plutôt silencieux, mais toujours émerveillé, je participais aux nombreuses errances dans cette vaste ville accrochée à ses grues omniprésentes qui décorent l’horizon, cette ville flottante tant elle est grande, accablante tant elle grouille, insaisissable. Dès les premières heures, je savais que j’aurais du mal à en parler : Londres glisse entre les doigts. J’ai vite abandonné le défi d’être à la hauteur de notre hôte qui y vit depuis trois ans et de mon amoureux qui y a séjourné l’an dernier pendant trois semaines. J’ai marché dans les pas des autres, j’ai créé mes propres empreintes qui se couvraient à mesure que j’avançais. L’amie qui nous accueillait a eu la gentillesse de nous guider à plusieurs reprises en marchant d’un quartier à un autre sans itinéraire précis. Sans ses pas devant les miens, je n’aurais pas visité tous ces parcs, tous ces jardins de roses et tous ces canaux. Je n’aurais pas mangé ni bu dans des endroits aussi inusités. Les journées étaient longues et l’errance interminable : à Londres, ça déboule, nous a-t-elle dit, s’excusant de nous faire prendre autant de détours dans Shoreditch, ce qui faisait pourtant notre bonheur. C’est là que j’ai compris la chance que j’avais, celle de visiter Londres à travers une errance guidée qui me donnait véritablement à voir ce « déboulement » de gens, de lieux, de quartiers. Nous avons continué notre promenade, d’une rue à l’autre, voyant ainsi qu’une murale donne sur un café, qu’une boutique aboutit à un bar, qu’un restaurant confronte un marché, que des vues panoramiques du chemin parcouru et des millions de routes encore inconnues se contemplent du sommet d’une colline dans un énorme parc au nord de la ville. Je n’ai pas saisi Londres, mais j’ai alors compris ses « déboulements ».
Tout au long de nos déambulations dans les différents quartiers de Londres, nous butions contre des tables, des chaises, des verres et des gens installés pour manger, boire et discuter. C’est le « déboulement » à Londres qui m’a le plus marqué : partout où nous passions – dans une ruelle entre deux buildings et dans des anciens containers de Shoreditch, dans un espace bétonné jadis vacant, dans des installations d’un marché abandonné de Brixton, sur une rue piétonnière d’Angel, dans les passages du Camden Lock, dans un chantier fermé pour la fin de semaine, dans le Borough Market – se trouvaient un marché public, une terrasse improvisée, un endroit parfait pour se nourrir de repas du monde entier faits sur place, pour boire une bière locale ou un cocktail préparé sous nous yeux. Contrairement aux food trucks trop chers, trop élitistes et trop règlementés de Montréal, ces cuisines publiques londoniennes répandaient à tous les jours une ambiance de liberté et d’une certaine justice (le prix de plusieurs de ces mets étaient dérisoires), tuant du même coup une drôle de réputation dont souffre la ville auprès des étrangers : à Londres, contrairement à ce que certains disent, on mange terriblement bien. Non seulement on mange bien, mais on mange librement sur le bord d’un trottoir ou d’un cours d’eau, devant un arbre ou une église, assis sur l’asphalte, sur l’herbe, sur un banc de parc ou sur un mobilier de fortune installé expressément pour déguster ce repas délicieux – curry indien, pulled pork, sandwich au rôti de bœuf, pad thai, paella, scotch egg, burger, fromages, charcuteries, pain, café latte de troisième type, thé, scones aux confitures et à la clotted cream. À tous les jours, on peut tomber sur un de ces endroits magiques (et pourtant si banals pour plusieurs tant ils sont nombreux) sans avoir à vérifier d’avance, à réserver.
La dernière soirée, nous l’avons passée au dernier étage d’un ancien stationnement extérieur transformé en grande terrasse extraordinairement simple. En regardant la vue panoramique, cette fois à partir du sud de la ville, j’identifiais les bouts de clochers et les monuments infatigables et impressionnants de Londres en me demandant lequel d’entre eux donnera forme à mes souvenirs : bien que le London Bridge, le Hyde Park, le London Eye, la boutique Harrod’s, le Tate Modern, Le National Portrait Gallery, le Trafalgar Square et les palais de Buckingham et de Westminster m’aient vraiment coupé le souffle, ce n’est pas l’un d’eux que je retiendrai de Londres. Je ne retiendrai pas un lieu, pas même une ville en particulier. Je souffrirai, certes, de surprenantes poussées de nostalgie qui porteront le nom d’endroits précis – Dublin, Shmithfield, Galway, Inishbofin, Brixton, Peckham, Shoreditch, Soho –, mais c’est cette nonchalance connue à Londres que je retiendrai, cet air vaste et propice à l’errance qui donne lieu à ces drôles de « déboulements » auxquels, sans le savoir, nous nous étions préparés tout au long de notre voyage en déambulant sans arrêt, lentement, alternant le tourisme et la contemplation.
Je retiens de Londres ce que je retiens du voyage dans son entièreté et simultanément ce qui me rend nostalgique à Montréal, rapidement retombé les deux pieds dans la routine, dans les délais et le travail à accomplir, agacé par les règlements stricts et les horaires à couper au couteau et qui, bien plus que des photos prises frénétiquement et des textes rédigés régulièrement, empêchent de vivre ce fameux « moment présent » qu’on cherche désespérément en le règlementant plutôt qu’en le laissant passer avec la nonchalance du voyageur. Pour me défaire de cette maudite nostalgie qui enserre par à-coups la poitrine et le cou, il faudra bien ouvrir le regard afin de reproduire ici l’air de là-bas, voir ici comme je voyais là-bas, marcher ici comme je marchais là-bas, puis faire de Montréal une ville qui n’étouffe pas la suite déambulatoire et nonchalante des endroits qui l’ont précédée.
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