Déambuler dans un musée n’est pas chose facile, notamment à l’intérieur d’expositions dont la scénographie imposent un parcours duquel on ne peut dévier autrement qu’en revenant sur nos pas. C’est surtout le cas des petits musées spécialisés, généralement à l’opposé des gigantesques musées reconnus mondialement non tant pour ses expositions temporaires que pour ses collections permanentes, dotées d’œuvres majeures de l’histoire de l’art. Paris a son Louvres dans lequel je n’ai jamais eu le courage ni la patience d’entrer ; Madrid a son énorme et labyrinthique Prado.
Puisque les nombreuses œuvres sont disposées plus ou moins pêlemêle dans des salles séparées par des catégories excessivement larges (dans une section relativement petite du Prado, on présente des œuvres espagnoles produites entre les années 1100 et 1800 !), on s’imagine y déambuler librement, mais on s’aperçoit bien vite qu’il sera plutôt ardu d’errer alors qu’on doit faire la queue pour payer son entrée et passer à travers un détecteur de métal avant de donner obligatoirement son sac au vestiaire. Il est pourtant facile de perdre parmi les salles avec un plan plutôt inutile à la main qui donne un semblant de contrôle dans ce qui peut se transformer en une foire d’images et de touristes de plus en plus nombreux et de moins en moins disciplinés à mesure qu’on se désoriente parmi les œuvres.
Ce sont là, en vrac, les principales raisons pour lesquelles j’évite parfois ces grands musées ou que, au mieux, je ne m’y éternise pas. La fatigue y prend le corps si rapidement, accompagnée d’une lassitude sans nom à la vue de tant de Jésus, de Marie, d’aristocrates, de mécènes, de militaires, de scènes de guerre, de natures mortes et d’autres types de tableaux obstrués par des visiteurs complètement désintéressés par l’histoire de l’art. L’agacement est trop grand pour laisser libre cours aux pas et permettre à soi d’errer dans cette énorme cour de récréation qui, au final, ne rend pas justice aux œuvres.
Il y a pourtant une sorte de culpabilité qui s’impose quand on visite des grandes villes dotées de tant de musées renommés. Je suis un amateur d’art : je passe la majorité de mon temps de voyage dans les musées et galeries. Je préfère prendre le temps qu’il faut pour chercher les petites galeries et les centres d’art actuel moins aisés à trouver, mais moins laborieux à visiter, que de me placer en plein milieu d’une marée humaine plus visible que les œuvres. Cela dit, je ne pouvais pas éviter le Prado. Goya et Vélasquez font partie des peintres qui m’émeuvent le plus. Je suis seul, à Madrid. File, foule, fatigue : je n’ai rien que ça à faire. Je m’y suis donc rendu avec deux promesses : déambuler autour du musée avant d’y entrer afin d’être déjà un peu fatigué et renoncer alors à tout voir, et donc me diriger directement vers les salles qui ravivent le plus mon intérêt, tout en demeurant aussi sévère dans mes choix que tolérant à l’égard des autres visiteurs. Ceci est un blogue de voyage dans lequel j’évite de donner des conseils pratiques, mais je crois bien humblement qu’il s’agit là de la meilleure façon de visiter ce type de musée.
Heureusement, le Prado se trouve dans un coin magnifique et vivant de la ville (je me demande s’il existe des quartiers véritablement ennuyeux à Madrid). Parmi les boulevards, impressionnants tant ils arborent des immeubles à l’architecture excessive, voire clinquante, se trouvent des rues plus petites bordées d’arbres (plutôt rares à Madrid) et de cafés anciens. Le Paseo del Prado et le Parque del Retiro offrent également une verdure nécessaire et des chemins qu’on parcourt en marchant lentement. Déambuler parmi ces lieux rend la visite du Prado plus souriante, plus brève et plus agréable.
Celles et ceux qui voyagent et visitent les grands musées le savent : il y a toujours quelque chose d’un peu décevant dans le fait de voir nos œuvres favorites sous de telles conditions. Étudiant, Les Ménines de Vélasquez avait jadis changé mon regard sur l’art représentant l’aristocratie, et Tres de Mayo, quant à elle, m’avait ému (comme si l’œuvre relatait des faits historiques vécus par mes ancêtres ; pourtant, il n’en est rien), tout comme le Saturne dévorant un de ses fils, superbe illustration de l’horreur. J’avais hâte de me retrouver devant ces œuvres, « les voir en vrai », comme on dit, redoutant en même temps cette déception inévitable qui vient des conditions difficiles des grands musées. Heureusement encore, certaines de ces œuvres étaient savamment disposées. Tres de mayo, et sa sœur Dos de mayo, occupaient à elles seules un mur entier dans une salle assez grande pour accueillir tout de beau monde soumis à l’interdiction de photographier, visiblement frustré du règlement (certains rebelles – dont moi, je l’avoue – arrivaient tout de même à prendre un cliché sans doute bien mauvais grâce à une négligence toute espagnole des gardiens de sécurité du musée). Le Saturne, installé dans une salle plus petite, était voisin d’autres tableaux de la période noire de Goya, lui insufflant alors une logique qui n’y serait pas autrement, et donc la libérant d’une lourde aura trop éblouissante qui lui ferait perdre tout intérêt historique. Le Vélasquez ne profitait pas, toutefois, d’aussi heureuses dispositions. Placée dans une salle bourrée de portraits d’un intérêt secondaire de mécènes et de princesses, Les Ménines siégeait d’une arrogante évidence comme un roi sur son trône ; on l’entendait ordonner aux visiteurs de se rassembler devant elle, de l’admirer, de l’adorer. Cette autorité lui soutirait tristement ses qualités premières (j’exagère à peine) et imposait aux visiteurs moins une œuvre importante qu’un attrait touristique incontournable qu’on voit sans trop regarder. Inutile de dire que le tableau était caché derrière un nombre incroyable de visiteurs bruyants constamment réprimandés par un gardien de sécurité dont le zèle donne une idée claire de l’importance qu’il accorde à son poste, de sorte à ce qu’on avait l’impression que le tableau lui appartenait.
Cependant, je suis sorti de là tout sourire, avec cette pensée d’un inévitable cliché : je suis content de les avoir vues, non seulement – on ne s’en sort jamais – pour le dire aux autres (et, je l’avoie, pour me moquer de mes amis historiens de l’art en leur disant à la blague qu’ils « ne les ont pas vus en vrai »), mais surtout pour avoir enduré la file d’attente, le contrôle à l’entrée, la foule délirante, la boutique-souvenirs à la fin et l’absence totale de déambulation, tout ça en l’honneur d’œuvres qui m’ont marquées et qui, au fond, font partie des nombreuses perles que détient cette ville. Mon regard sur elle, après cette laborieuse mais somme toutes sympathique visite, s’est clairement modifié. Au bout du compte, la déambulation est plus aisée à l’extérieur ; j’ose croire que les œuvres se suffisent à elles-mêmes et nécessitent un regard plus attentif, peu importe leur disposition.