J’ai déjà écrit ici au sujet des villes que l’on retrouve pour la promesse d’un éventuel retour lancée au ciel lors du voyage initial. « Je reviendrai », avais-je murmuré à Berlin, à Barcelone, à Stockholm, trois villes visitées une deuxième fois, comme celle que je quitte aujourd’hui, à cinq ans de la première déambulation de L’ÉCRAN FENÊTRE. Je ne me souviens pas, pourtant, avoir promis à Paris de parcourir ses chemins à nouveau. Il faut dire que j’ai visité Paris, il y a onze ans, avec la gênante naïveté du jeune et solitaire voyageur inexpérimenté qui pose ses pieds en Europe pour la première fois. J’ai vu le Louvre sans y entrer, j’ai vu le Notre-Dame sans y entrer. J’ai vu passer le Bateau-Mouche, briller la Tour Eiffel. J’ai bu très peu de café, mangé trop de pain, profité d’aucune terrasse parce que j’étais pauvre et seul. Je ne savais pas trop ce que je faisais là, je ne me doutais pas que ce voyage serait le premier d’une longue série de questionnements sur mon avenir et sur ma relation avec les espaces que je visite et que j’habite. Une semaine plus tard, je quittais cette ville qui m’avait complètement glissée des mains avec ce goût amer du Québécois au visage latino-américain forcément victime du racisme bien connu de la part des Parisiens. J’avoue avoir quitté Paris, il y a onze ans, avec la ferme intention d’éviter la ville pour le reste de mes jours et de visiter l’Europe, à l’avenir, en contournant obstinément la France. Depuis, j’ai visité tout plein de villes européennes en faisant presque toujours escale à Paris Charles de Gaulle et en me disant à répétition que ma promesse de ne plus jamais remettre les pieds sur Paris était celle que j’ai su le mieux tenir parmi toutes. Me voici bien embêté, onze ans plus tard, quittant une fois de plus cette ville que je n’ai pas réussi, je l’avoue aujourd’hui, ni à éviter, ni à détester. J’aurais voulu cracher dans le Canal Saint-Martin plutôt que d’y lancer des galets. J’aurais voulu trouver les viennoiseries « pas vraiment si meilleures que ça » et les Parisiens toujours aussi méchants. Bien que le café, je le crois, soit meilleur à Montréal et bien que le canal soit toujours aussi pollué, je me suis bien amusé à Paris, grâce à une amie qui y vit, grâce à ses amis à elle, grâce aussi à la déambulation.
Je ne croyais pas déambuler à Paris. Je croyais passer mes journées dans les musées, dans les boutiques, puis dans les cafés avec mon amie. Je croyais que l’amie jouerait le rôle de la guide touristique et que je suivrais comme un enfant, aussi intéressé qu’indifférent aux endroits qu’elle pointerait du doigt. Bref, je croyais que l’accompagnement m’empêcherait d’errer.
L’ÉCRAN FENÊTRE fête aujourd’hui ses cinq ans. Belles coïncidences : il s’agit ici du premier billet après l’annonce de changements importants dans le blogue, premier billet d’un blogue de voyage désormais assumé, premier billet écrit à la fin d’un retour non espéré vers une ville initialement peu aimée, premier billet sur cette ville qui fut par ailleurs la toute première visitée en voyage solitaire : Paris est sans doute la première ville, après Montréal, à avoir connu mes déambulations. Je ne savais pas ce que je faisais jadis, lors de ces errances somme toutes assez primaires ; je sentais que je planais dans l’incertitude, sans confiance, sans ce pas assuré qui permet l’oisiveté, sans ce savant dosage d’attention et de rêverie que j’expérimente humblement depuis tant d’années. Impossible, donc, d’éviter le sujet de la déambulation et de ne privilégier que celui du strict voyage. D’ailleurs, je ne savais pas tout à fait ce que j’entendais, lors de l’annonce du blogue de voyage ; peut-être répondais-je uniquement au besoin de sortir de Montréal, d’écrire à l’étranger, de déambuler ailleurs, simplement. Qu’est-ce qu’un blogue de voyage, au fait ? J’en consulte régulièrement une bonne dizaine depuis quelques années (la majorité est en anglais : les blogues francophones – c’est bien connu – sont plus rares et, avouons-le, moins ouverts sur le monde) et je n’ai pas trop envie de faire comme eux. Il s’agit la plupart du temps de blogueurs-voyageurs hyperactifs qui passent d’une destination à l’autre en très peu de temps, s’identifiant comme des expatriés et guidés par le rêve de faire le tour du monde (et non pas par le besoin d’errance dans un lieu précis), écrivant alors des textes à la fois descriptifs et cabotins, hautement dynamiques, plutôt brefs et répondant aux lois les plus banales de l’écriture web : adresses au lecteur, humour, invitation à commenter et publicité agressive sur les réseaux sociaux. Le résultat peut parfois être superficiel : on dit que Barcelone est une ville de fête, que Berlin est une ville de hipsters, que Stockholm est une ville de design et que Paris est une ville romantique. On parle du Barri Gòtic, de la porte de Brandebourg, de Gamla Stan et de la Tour Eiffel. On oublie parfois de dire que Barcelone a une odeur d’égoûts, que les contrôleurs berlinois font peur, que les codes sociaux des Stockholmois peuvent être oppressants et que les Parisiens sont chiants. Quand on le dit, il arrive qu’on s’y arrête : ce qui n’est en réalité qu’observations générales assez réductrices et négatives se transforme en arguments qui suffisent à certains blogueurs pour nous déconseiller une ville. Bref, les blogues de voyages manquent parfois de profondeur. Je ne veux pas participer à cette carence. Je crois que le voyage peut stimuler la pensée, imposer un langage, produire des réflexions plus ou moins profondes. Je crois que le voyage sert bien plus qu’à rassembler des caractéristiques nous donnant soudainement le droit de parler d’une ville, voire de la juger. Je crois que le voyage, et donc un blogue de voyage, permet de traiter de sujets aussi abstraits que l’ailleurs, l’expérience du passage et la confrontation à l’autre. Bien que je joue avec les codes reçus en rafales d’une ville en particulier, ce n’est pas tout à fait d’elle dont il sera question dans L’ÉCRAN FENÊTRE. Je ne parle pas de Paris. Je parle (encore, oui) de déambulation.
Je ne m’attendais pas à rendre hommage à la déambulation (encore moins à Paris !), mais je ne peux faire autrement en ce cinquième anniversaire de L’ÉCRAN FENÊTRE. Je croyais, à Montréal, avoir fait le tour de l’idée, avoir abordé tous les aspects de l’errance autant dans des lieux familiers qu’en voyage. Surpris, je quitte Paris en me disant, sourire aux lèvres, que j’ai déambulé accompagné, chose que je ne croyais pas possible. Jacques Réda a écrit sur la déambulation à vélo, Carpentier sur la déambulation assise dans les cafés. Je ne me souviens pas avoir lu sur la déambulation à deux. Avec mon amie à Paris, pourtant, nous avons marché sans trop se fier au chemin parcouru. Malgré certains rendez-vous et nos connaissances très différentes de la ville, nous avons parfois levé le nez sur certains boulevards surpeuplés et emprunté de toutes petites rues au hasard des bâtiments. Du coup, je n’ai rencontré que deux Parisiens vraiment chiants (pourtant dans un lieux exceptionnel) et fait la connaissance, en contrepartie, de personnes extraordinairement sympathiques. J’ai visité des endroits, croisé des visages, posé mes yeux sur des paysages et surfaces que je n’aurais pas su voir autrement que dans cet état d’errance accompagnée. Je fête donc les cinq ans de L’ÉCRAN FENÊTRE avec une belle surprise : Paris avait des choses à m’apprendre. Je les apporte désormais avec moi pour la suite du voyage. Je quitte la ville en lui lançant un clin d’œil complice. Tu m’as eu, Paris. Je ne te promets rien, mais je reviendrai.
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