Déambulation 52. Cadres

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Il était question de partir en France. Il était question d’aller voir une amie et présenter le fruit d’un an de travail acharné. Il était question de profiter de ce départ pour donner un souffle nouveau à L’ÉCRAN FENÊTRE. Il était question de partir, mais je suis resté.

Les élèves, compréhensifs, sont partis avec quelqu’un d’autre. Un billet de médecin à la main, je suis resté sur place, immobile, incapable de tendre les bras vers l’Europe, vers mon travail, vers l’écriture, vers l’ÉCRAN FENÊTRE. J’ai tout abandonné. Je me suis tu.

Le silence est insupportable quand on souffre de dépression, parce que le silence n’existe pas. On nous y force – on l’appelle arrêt de travail, pause d’écriture, repos, sommeil. On s’assure de créer de l’espace pour mieux respirer, pour mieux dormir, mais ce sont plutôt les vides qui se révèlent à soi, des vides que l’on souhaite désespérément remplir par tout ce chaos qui nous habite. La langue nous échappe pour le dire. Les mots n’ont plus de sens. La grammaire n’a plus de forme. La vérité se disloque à chaque son : on doute de soi, on se méfie. On abandonne bien malgré soi et on se tait. Forcé au silence, devant le vide. Mais tant de bruit à l’intérieur.

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Un matin, j’ai voulu sortir de mon lit pour déambuler. Quelques heures plus tard, j’étais encore allongé, sans savoir ce qui me retenait. C’était le vide. Le plafond me semblait bas. Les murs me semblaient épais. L’appartement me semblait si plat qu’il devenait invisible. Et le dehors s’était transformé en une interminable route droite et blanche.

« Chaque chose en son temps », me disait ma psy. J’ai pris le mot à la lettre et j’ai commencé à déambuler dans l’appartement pour qu’il reprenne ses formes et pour que le dehors, éventuellement, se dote de chemins plus circulaires, de spires aux mille couleurs.

Avec l’abandon de L’ÉCRAN FENÊTRE et en l’absence de voyage, ma caméra restait cachée sous mon bureau. Je l’ai prise entre mes mains en ayant l’impression de combattre toutes mes faiblesses. J’ai circulé. J’ai photographié quelques évidences : un mur, un cadre, le plafond. J’ai répété cette activité à tous les jours, pendant près d’un mois. Certains jours, la mission me laissait dans une fatigue innommable. Je conservais toutes les photos, même si la plupart n’avaient rien de bon, sans trop me demander pourquoi : j’étais conscient que cette activité relevait de la folie, seulement j’ignorais si elle en était la cause ou le remède. Je me souviens qu’au bout de quelques jours je commençais à faire ce que j’appelle aujourd’hui des micro-déambulations : debout sur un tabouret, assis sur le comptoir de cuisine ou à plat ventre sur le plancher du salon, la tête sous le fauteuil, j’adoptais des positions inusités afin que l’objectif de ma caméra capte des espaces de l’appartement jusque là négligés. Ma prison s’agrandissait ; elle ressemblait davantage à ce que je voyais jadis en errant dans les rues de la ville.

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Je regarde aujourd’hui ces photos avec les yeux de celui qui va mieux, toujours aux prises avec quelques restants d’une maladie qui n’a pas vraiment de fin. J’y vois une sorte de chronologie de l’état dans lequel j’étais lors des pires jours. Je ne voyais que les murs blancs et le plafond en béton (je m’étais dit parfois que le blanc et le béton imitaient l’architecture d’un musée qui conserverait à jamais ma maladie) ; au mieux les cadres attiraient mon attention, mais ils me renvoyaient davantage les reflets de l’appartement plutôt que les images qu’ils renfermaient, comme si je n’étais capable de voir les formes du lieu que par un renvoi aplati et délimité. Lorsque mon regard se portait au loin, un voile flouait l’image. Puis, peu à peu, la lumière commençait à entrer, le dehors à se rendre visible et les fleurs à éclore. À ce jour, je ne suis pas encore sorti avec ma caméra pour errer, mais j’ai instinctivement cessé les micro-déambulations intérieures le jour où j’ai décidé que je voyagerais.

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Vide et silencieux, L’ÉCRAN FENÊTRE criait la maladie, surlignait la chute et toutes mes nouvelles invalidités. Dramatiquement, comme seuls les dépressifs savent le faire, je me suis dit que je ne réécrirais ici qu’au moment où je serais prêt à écrire véritablement, à travailler, à voyager. Entretemps, j’ai reçu deux bourses d’écriture et l’accord de revues en vue de la publication de textes que j’ai écrits il y a près d’un an. Les cinq derniers mois ont connu leurs lots de bonnes nouvelles que je n’étais pas tout à fait à même de recevoir, puisqu’elles s’accompagnaient souvent d’un travail difficile et solitaire au cours duquel bien des souvenirs étaient déterrés. Il y a eu des cris et des pleurs, puis du silence, encore. Pourtant, les bonnes nouvelles étaient là parmi lesquelles se trouvait cette décision qui a été prise en souhaitant que le printemps, saison favorite entre toutes, atténuerait cette guerre en moi : je voyagerai dès l’été, dès les vacances. Aujourd’hui, la guerre s’estompe et les vides ne sont plus des vides. Ils se transforment tranquillement en cadres qui délimitent un espace de liberté à remplir avec le temps, avec les pas, avec le ciel. Je retrouve peu à peu le plaisir d’écrire et j’ai de moins en moins peur du travail. Je me sens fragile, comme l’écriture. Je sens que le temps est encore sacré et qu’il pourrait jouer contre moi. Je sens que le sommeil nouvellement retrouvé pourrait encore m’abandonner avec cette horrible force insufflée par l’anxiété. Je doute de moi, encore, je me méfie. Mais les mots soleil, écriture, voyage et ciel me font désormais espérer et croire à nouveau en la déambulation.

Je le redis, donc, comme cela a été annoncé dans le dernier billet : L’ÉCRAN FENÊTRE n’est pas mort. Il se transformera en journal de voyage ; il parlera du ciel et de l’asphalte, il parlera de l’Europe et, plus tard, de l’Amérique du Sud. Il a cru bon se taire pour que le calme s’installe après le chaos. Il a apprivoisé le silence et remplira désormais ses vides avec des mots adressés au large et des images aux horizons multiples. La fenêtre ne sera plus opaque, l’écran donnera à voir la vastitude. Si des murs et des plafonds s’affichent à nouveau ici, c’est qu’il aura fallu traverser des océans pour les voir. Tels seront les nouveaux cadres : il sera question d’espace, de guérison et de lumière.

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