Déambulation 44. Le monde au visage

Les déambulateurs sont toujours obsédés par certaines figures récurrentes, ce qui rend parfois leur poésie tautologique. Ils aiment les espaces étroits et bien remplis donnant soudainement sur une grande avenue ou une vaste place publique ; au bout des couloirs de la ville, ils peuvent imaginer le large ou la mer. Ils aiment les gratte-ciels qui touchent à la lumière et dont les différents niveaux imitent les rêves de l’homme. Ils aiment les trottoirs parce qu’ils deviennent des flèches qui pointent versl’horizon. Les déambulateurs aiment l’horizon, l’imaginer derrière un bâtiment ou le voir sous la forme d’un point un peu flou. C’est vrai, je suis obsédé par l’horizon.

Montréal offre de rares lignes d’horizon. Il y a toujours une tour à bureau, un bloc de condos neufs ou une université brune pour nous gâcher le bout du monde. C’est pourtant un objectif : le déambulateur ne demande pas moins que d’atteindre le bout du monde.

Il n’y arrive pas, mais il n’est pas frustré. C’est qu’il se contente de petits plaisirs qui deviennent grands, et parfois, aussi, de grandeurs inespérées. Voilà où je veux en venir.

Lors de mes dernières déambulations, je n’ai pas cherché l’horizon. Mon regard ne portait pas très loin : il se buttait sans cesse sur des visages familiers,  identiques à ceux que je vois en classe. Mes étudiants multipliés par mille à mes côtés partageaient avec moi un idéal bien plus grand que celui de voir l’horizon reculer à mon rythme, un idéal qui porte plusieurs noms et qui se définit à l’aide de tant et tant de concepts avec lesquels je suis d’accord, pour lesquels j’entretiens débats et chicanes, pour lesquels je porte des couleurs précises, pour lesquels je manifeste. Il s’agit pourtant du même idéal, celui de créer un monde meilleur, d’assurer collectivement notre place dans ce monde,  de s’exprimer, de se faire entendre, de vivre mieux ensemble. On dit parfois changer le monde ; atteindre le bout du monde devient alors une mince affaire.

En théorie, manifester n’est pas déambuler. Le corps n’est pas libre de tout mouvement et les yeux ne portent pas loin, sans compter que l’itinéraire, bien souvent, est défini à l’avance. Il y a cependant quelques aspects qui rappellent l’errance. Celui du regard, entre autres, constamment stimulé, sautant d’une nuque à une pancarte, d’un policier à un spectateur au 15e étage de son appartement. Le regard cherche ainsi tous les détails, insignifiants en soi, mais dont le simple fait d’être vus les transforme en symboles de la cause, de l’événement et de la marche. Et d’un coup, le corps s’oublie, la fatigue se tait, et l’on suit le courant, peu importe où il mène.

Mais il y a les visages. Le regard est stimulé par les visages, en pleine errance comme en pleine manifestation. Les voilà, ces visages qui « errent » avec moi pour la même cause. C’est le monde que nous célébrons, à chaque pas, à chaque visage.

Pendant toutes ces manifestations, je voulais photographier l’événement pour le documenter et, éventuellement, le partager avec un groupe pour lequel je milite plus spécifiquement. Ce travail a été fait, mais entre deux clichés très « généraux », je me suis mis à photographier les visages de ces étudiants. Ils m’émeuvent, ces visages : je les connais fatigués, attentifs, impatients, intéressés. En enseignant, on oublie parfois que ces yeux sont aussi remplis d’une force capable de changer le monde. Je les publie ici comme le résultat de plusieurs déambulations/manifestations qui me donnent l’espoir en un monde meilleur. Cela est peut-être naïf, certes, mais voici où je voulais en venir : cet espoir est une obsession indispensable pour le déambulateur, car c’est lui qui lui donne son premier élan.

Un commentaire

  1. nelly1000

    Très beau reportage, et bon courage dans votre combat. Il est dommage que votre action soit si peu médiatisée en Europe !! On se demande bien pourquoi !! ^^

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