Je suis venu à Barcelone pour écrire. Je le répète pour convaincre les sceptiques qui ont raison de l’être : fêtes, alcool, plage, soleil; tout est là pour me distraire. C’est pourtant une ville parfaite pour ouvrir l’imaginaire du poète et surtout du déambulateur qui voit en ces nombreuses distractions tombant au hasard d’une place, d’un bar, d’une rue ou d’un quartier, de multiples voies menant vers le mot, la phrase, l’image. Ma créativité n’a rarement été aussi stimulée.
Et vlan pour les sceptiques : j’écris.
Je suis venu ici pour avoir l’espace et la stimulation nécessaires pour terminer un projet de recueil traitant des dimensions collective et intime de l’homosexualité. Parfois, il faut quitter pour trouver dans sa propre communauté cet aspect collectif qui est devenu trop évident chez moi et pour s’ennuyer de l’autre aspect, l’intime, dans mon cas personnifié par mon amoureux resté chez lui. Je n’ai pu tomber mieux : cette fin de semaine, on célébrait à Barcelone la fierté gaie. Avec des sorties thématiques dans tous les bars gais de la ville (ainsi que dans plusieurs bars « straights »), des fêtes pour enfants, des manifestations improvisées relatives aux indignés et d’autres activités inusitées (dont la course en talons hauts), une foule de quartiers de Barcelone invitait une partie de la communauté LGBT et ses ami(e)s à se rassembler. Aujourd’hui, la rue Sepúlveda était fermée pour accueillir la typique parade. Comme toutes les parades, celle-ci comptait son lot de créatures, de monstres et d’exhibitionnistes se mêlant aux associations communautaires, aux touristes et aux enfants. Une forte dimension politique colorait l’événement, le rendant alors fort émouvant.
Je me suis vite lassé de rester immobile au coin de la rue à regarder passer les chars allégoriques. La position de spectateur me semblait passive et donnait des photos ennuyeuses. Je me suis déplacé pour vite comprendre que, parmi la foule et le bruit, je déambulais.
Mon regard s’est d’abord porté sur l’évidence. Toutes ces créatures maquillées, dénudées, déguisées, exagérées, se sont montrées à mes yeux avec tout ce qu’elles ont de sublime : hypersexuées, monstrueuses, parfois hideuses, souvent très vulgaires. Cependant, la parade semblait être le moment de montrer une drôle de nature (la vraie?) de ceux qui se cachaient derrière ces vulgarités, de la représenter sur la plus grande scène de la ville, à la face du monde, à ciel ouvert, avec toute l’arrogance qui importe pour être vu. Plumes et paillettes se mêlaient aux parfums trop forts qui n’arrivaient pourtant pas à gommer l’odeur de sueur, comme leurs vains efforts de modifier leur voix pour la rendre plus féminine. Cela donnait d’évidents tons de caricature. C’est en cela, dans ces petits échecs qui surlignent le faux, ces petits échecs que l’on accepte puisqu’ils sont indispensables aux drags pour être suffisamment crédibles, qu’une profondeur se notait : dans leur laideur, une beauté d’un autre monde. Dans leurs poses faussement diva, derrière les regards à l’affût des photographes, un certain besoin d’exister. Avec le ton de l’arrogance, l’une d’elles improvisa un discours tendre et empathique à l’égard des personnes atteintes du sida.
J’ai déambulé d’une créature à l’autre, qu’elle soit mi-femme mi-homme, qu’elle soit extraterrestre, clown ou nudiste, qu’elle soit simple drag-queen. J’ai déambulé de l’une à l’autre avec mon appareil en leur faisant le plaisir de les photographier maintes fois pour leur donner plus de vie, pour souligner leur drôle de nature, émouvante, sensible et exagérée. Elles ne le savaient peut-être pas, mais tout le plaisir était pour moi.
L’une d’elles, beaucoup trop maquillée, marchait mal, perchée sur ses talons. Elle était très ridée, maigre et âgée. Pourtant, les plumes rouge vif sur sa tête lui allaient à merveille. Après l’avoir photographiée, je lui ai lancé un sourire. Inquiète, elle me demanda No esta buena, eh? Elle était parfaite, cette photo. Estupenda, lui ai-je répondu. Estupenda… répéta-t-elle avec un sourire rempli de lumière, estupenda como tí, guapito. J’ai voulu la photographier à nouveau alors qu’elle marchait difficilement au loin en cherchant ses amies, mais un char allégorique est passé devant avec des danseurs presque nus.
(à suivre à la déambulation 34)
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